3.5.1 Une structure « allemande »

Ainsi par exemple : rangé par Conrad dans ses « Calm-pieces » (Conrad 1920e, p.628), ‘The Secret Sharer’ n’est pourtant pas totalement étranger aux « Storm-pieces ». Plus précisément, c’est un récit de tempête inséré dans le récit d’un épisode calme.

Ce système de récits enchâssés rappelle évidemment la structure de Lord Jim 150 . Mais dans les textes de la période 1898-1900, l’emploi en restait flexible, en ce sens que les voix des différents narrateurs (par exemple : Marlow, le « privileged man », ou Jim lui-même) n’étaient pas toujours bien distinctes. ‘The Secret Sharer’ révise cela : cette fois, les deux récits, les deux voix, se distinguent nettement du début à la fin. L’un des narrateurs en effet raconte une tempête, tandis que l’autre parle d’un moment de calme absolu ; l’un est un officier fuyard tandis que l’autre est un capitaine plein de « promesses » ; l’un a compromis sa carrière tandis que l’autre la commence à peine. C’est-à-dire que l’on revient à la bipolarité stricte qui caractérise depuis le Gœthe des Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten (1795 : Entretiens d’émigrés allemands) la Rahmen-erzählung, le récit-encadré.

Sans doute ce retour à la rigueur d’origine ne suffirait-il pas, à lui seul, à nous faire qualifier la structure du ‘Secret Sharer’ « d’allemande » 151 . Mais si les discours des narrateurs sont si contrastés, c’est que, sans cette distinction vocale (sociale), ils se fondraient en un seul personnage, tant leur ressemblance physique est grande : « Anybody would have taken him for me », dit le capitaine (Conrad 1910a, p.410) ;

‘We stood less than a foot from each other. It occurred to me that if old ‘Bless my soul – you don’t say so’ were to put his head up the companion and catch sight of us, he would think he was seeing double. (p.402)’

Ce thème du double se démultiplie en innombrables références à « my double », comme il se doit 152 , à « my (other/second) self 153  » et aux « dual » événements (« I was doubly vexed » (p.408) ; « I felt dual more than ever » (p.408) ; « the dual working of my mind » (p.409)). Or, si cette thématique a été exploitée ailleurs 154 , la tradition critique la reconnaît plutôt sous le terme allemand de Doppelgänger.

Là encore cependant, à elle seule, l’utilisation de ce thème ne suffirait pas à autoriser l’usage de l’adjectif « allemand » pour qualifier la trame du ‘Secret Sharer’, bien que l’insistance, voire la lourdeur, avec laquelle est traitée cette idée de « my own reflection in the depths of a sombre and immense mirror » (p.400), finisse par inviter à y voir un signal, un index pointé vers les récits de Heinrich Heine 155 ou de Chamisso (1813).

Mais c’est surtout la combinaison de la structure (Rahmen-erzählung) et du thème (Doppelgänger) qui fait comme une redondance référentielle, et attire par là l’attention.

Notes
150.

Ainsi que des nouvelles ‘Youth’ & ‘Heart of Darkness’. Sur cette utilisation de « récits-cadres », voir Gilles Menegaldo (1992).

151.

Elle pourrait aussi bien être « mériméenne » : le récit-encadré est en effet utilisé dans Carmen (1845), et Joseph Conrad, selon son fils Borys (Conrad 1970, p.32) ne sifflait que les airs de l’opéra que G. Bizet, H. Meilhac et L. Halévy ont tiré de la nouvelle. Cela ne prouve pas qu’il était aussi familier du texte de Mérimée, mais rend prudent sur la Rahmen-erzählung utilisée seule.

152.

Cf pp.400, 401, 402, 409, 410, 411, 415, 417, 419, 421, 427, 430.

153.

Cf pp.403, 408, 410, 412, 415, 421, 426, 427, 428, 430, 431.

154.

Voir Dostoïevski 1850, Musset 1850, Maupassant 1887, et bien sûr Stevenson 1886.

155.

Robert d’Humières a suggéré le premier une affinité entre Conrad et Heine, suggestion à laquelle Conrad répond en novembre 1909 : « Heine – oui jusqu’à un certain point, et dans ce que vous dites il y a beaucoup de vrai » (Conrad 1909b, p.287), et à propos de laquelle Frederick Karl et Laurence Davies ajoutent : « the affinity that d’Humières had evidently suggested between Conrad and Heine is illuminating : both writers were exiles and ironists, both took up the theme of cultural dislocation, and both felt drawn to the figure of the double » (note 1 à Conrad 1909b, p.287). Le titre même de la nouvelle de Conrad a failli pointer du doigt la thématique du double : en décembre 1909, dans sa lettre à Pinker (Conrad 1909c, p.300), il hésite entre ‘The Secret Self’ et ‘The other Self’, le dernier titre ayant sa préférence puisqu’il l’emploie de nouveau en janvier 1910 (Conrad 1910b, p.317).