3.5.2 Palinodie

Une référence aussi manifeste, donc, au premier romantisme allemand, ne peut signifier que deux choses.

Conrad, en tant qu’artiste, peut avoir une visée esthétique : tenter d’acclimater à l’Angleterre une forme, un genre, qui est resté jusque-là largement extérieur à sa littérature. Et de fait, d’autres avant lui ont eu des idées comparables : « Au milieu du XVIesiècle, le très bon poète Thomas Wyatt [1503-1543] a réinventé Pétrarque en anglais. Rien n’est plus anglais que cette poésie qui est aussi une poésie ‘d’importation’ », rappelle Paul Auster 156 . Mais en ce cas, le choix du Golfe de Siam comme décor pour faire d’une forme « d’importation » allemande une prose « on ne peut plus » anglaise n’est peut-être pas le plus judicieux.

D’ailleurs, un tel projet de révolution (?) esthétique suppose que Conrad d’abord se tourne vers un passé littéraire défini, ce qu’il peut fort bien faire aussi, et c’est là la deuxième explication possible de son geste, pour affermir les assises de sa nouvelle.

Or, outre que cette deuxième interprétation est plus économique (le regard vers le passé s’explique de lui-même, sans détour par un projet (un avenir) hypothétique), elle est cohérente avec le mouvement assez marqué de « révision » qu’entreprend le ‘Secret Sharer’.

Il est singulier en effet de voir combien une œuvre comme Lord Jim semble servir « d’hypotexte » (Genette 1982) à la nouvelle de 1910.

Norman Sherry notamment remarque :

‘As in Lord Jim, we have here a sailor confessing his transgression against the code to another sailor, and concerned about the effect his action will have upon his father who is a parson. (Sherry 1966, p.259)’

‘The Secret Sharer’ récrit donc partiellement Lord Jim, le recouvre comme un palimpseste, s’en fait un « hypertexte » à intention sérieuse sans pour autant l’imiter : il se placerait ainsi dans le « tableau général des pratiques hypertextuelles » (Genette 1982, p.45) parmi les « transpositions ». C’est par conséquent un retour surprenant de la part de Conrad sur une période déjà ancienne de sa carrière.

Mais Norman Sherry souligne que, du même mouvement, cela fait nécessairement remonter l’écrivain plus loin dans son passé. Cela le renvoie en particulier aux années 1880-1889, c’est-à-dire aux récits entendus par lui, encore marin, sur l’abandon du Jeddah et sur le scandale du Cutty Sark (qui étaient déjà des « sources » pour le roman de 1900), et aux souvenirs qu’il s’est forgés sur l’Otago.

Au Cutty Sark en effet remontent le crime et l’impunité (au moins temporaire) de celui qui l’a commis, puisque son capitaine (futur suicidé comme Brierly) l’a laissé s’échapper (Sherry 1966, pp.253 & 256) ; au Jeddah remonte une autre « faute », jugée cette fois ; à l’Otago remontent (à coup sûr) la navigation dans le Golfe de Siam et (peut-être) l’accueil d’un fugitif à bord (Ibid., p.258). Cela signifie donc qu’en 1908-1909, Conrad s’arrête, se retourne sur les années 1880-1890 de sa vie de marin et regarde en même temps vers la littérature allemande.

D’où cette question : qu’est-ce qui, dans les années 1907-1908 environ, incite un citoyen anglais à se préoccuper de nouveau de la période 1880-1890, en relation avec l’Allemagne ? Quelle Histoire trouble alors Conrad et le fait récapituler ainsi un passé proche ?

Notes
156.

(Auster 1995, p.90)