3.5.3 Histoire en marche & émergence

La question une fois posée sous cette forme, la réponse s’impose.

En 1907 se signent, entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie (trois pays qui concernent Conrad directement 157 ) les accords bilatéraux connus sous le nom de Triple-Entente.

Or, leur but est de contrebalancer la Triple-Alliance, ou Triplice, conclue entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie en 1882.

L’Histoire aussi par conséquent, en 1907, regarde en arrière vers les années 1880, et vers l’Allemagne. Un mouvement propre à alerter Conrad : s’allie-t-on jamais pour autre chose que pour se préparer à des affrontements ?

Un mouvement curieusement synchrone avec celui que prolonge ‘The Secret Sharer’ et que ‘The Black Mate’ avait amorcé : la nouvelle de 1908 n’était-elle pas en effet déjà un retour vers un « brouillon » datant de 1886 ?

‘The Secret Sharer’ est même tellement synchrone avec cette histoire en marche sous ombre germanique, qu’il en est comme imprégné. Il suffit pour s’en convaincre de mettre en parallèle les moments-clés du texte conradien avec les moments-clés de l’histoire européenne de 1866 à 1908. C’est ce que fait le tableau suivant :

Trame du ‘Secret Sharer’ Evénements historiques  
Leggatt « élimine » l’un de ses collègues… « La Prusse, avec Bismarck, élimine [sic] l’Autriche (Sadowa 1866)» (Larousse 1993, p.1121), l’un de ses futurs alliés… 1
pendant une tempête. pendant la lutte pour constituer une « Grande » Allemagne. 2
Il doit alors renoncer à la bienveillance de son capitaine. L’Allemagne de Bismarck doit renoncer à son alliance avec la Russie (alliance des Trois Empereurs). [D’où son repli sur une Triplice (1882).] 3
Le corps de Leggatt, provisoirement sans tête… L’Allemagne de Guillaume II, sans son « chef » Bismarck (démissionné en 1890)… 4
atteint un autre bateau… se tourne vers l’Empire ottoman… 5
et donne l’impression de s’y installer. et y assoit son influence. 6
Mais le capitaine s’en libère bientôt, atteignant par là une plus grande maturité. Mais cet empire se disloque. La Bulgarie notamment devient indépendante en 1908, se libérant de l’influence ottomane, et allemande avec elle. 7
Si bien que Leggatt n’a plus qu’à « coloniser » Koh-ring. Si bien que l’Allemagne n’a plus qu’à se tourner vers son Afrique-Orientale, colonisée dès 1890 (Urundi & Tanganyika). 8

Evidemment, tout cela est de l’à-peu-près, car, comme entre The Shadow-Line et la Grande Guerre, il s’agit seulement ici d’une « relation dialogique » (et oblique) entre la fiction et le monde, nullement d’une transposition terme à terme.

Néanmoins, il convient de remarquer que :

  1. Les difficultés de Bismarck avec la Russie (cf case 3 du tableau) n’étaient pas ignorées de Joseph Conrad, qui écrivait le 20 octobre 1911 :
‘‘La Russie c’est le néant’ Prince Bismarck said in 1864 – and forthwith proceeded to prove it by 20 years of the most contemptuous policy towards that ‘Great Power’. (Conrad 1911f, p.489).’
  1. Depuis 1878 Conrad s’intéresse au Bosphore et par conséquent à la Bulgarie (cf case 7 du tableau) qui, par le traité de San Stefano, y étend cette année-là ses frontières :
‘I joined my first English ship in […] 1878, I think. Anyway as we went up the Bosphorus we saw the tents of the Russian army at San Stephano. That was the year. (Conrad 1911e, p.409).’

Il n’a donc pas attendu 1912 et la guerre des Balkans pour se préoccuper du sort de Constantinople (Conrad 1912d).

Ainsi, si l’émergence individuelle ne fait aucun doute dans la nouvelle par l’accent qui y est mis sur l’accession à la maturité du jeune capitaine, on voit qu’elle se fait l’écho d’émergences plus vastes : l’accession à l’indépendance de pays sous tutelle, sous influence, et, pourquoi pas, sous administration coloniale. La perspective est assez claire.

Le vrai point à établir à propos du ‘Secret Sharer’ est donc plutôt le statut des voix qui s’y font entendre.

Notes
157.

La Grande-Bretagne parce qu’il en est désormais citoyen, la France comme premier exil et première culture étrangère explorée dès l’enfance, la Russie comme envahisseur de sa Pologne natale et sur laquelle il composera, parallèlement à la redaction du ‘Secret Sharer’, Under Western Eyes (1911a) et A Personal Record (1912a).