3.5.4.1 Différence psychologique

A priori, ce pourrait être la position morale : on ne parle tout de même de rien de moins que d’un meurtre ! Mais le jeune capitaine évacue très vite cette question : avant même de connaître l’histoire de son « hôte », il la balaie par une réplique insouciante (« ‘I’ve killed a man’ [lui annonce le fugitif.] ‘Fit of temper’, I suggested’ » (p.400)), puis il en atténue la portée en « comprenant » que Leggatt ait éliminé un mutin potentiel (« crushed an unworthy mutinous existence » (p.418)) parce qu’il connaît le danger que l’insubordination représente (« knew well enough the pestiferous danger of such a character where there are no means of legal repression » (p.401)). Il comprend même si bien, que la volonté du capitaine Archbold de faire respecter la loi finit par lui paraître étrange : « His obscure tenacity on that point [« to give up the mate » « to the law »] had in it something incomprehensible and a little awful ; something, as it were, mystical » (p.413). Certes, si Archbold lui avait demandé « point-blank » si Leggatt se cachait à bord, le capitaine-narrateur « could not […] have met him by a direct lie » ; mais c’eût été « for psychological (not moral) reasons » (p.414).

Ainsi donc, comme nous avons dû y insister à propos de Lord Jim, la question morale n’a aucune portée sur les textes de Conrad : il faut chercher ailleurs l’éventuelle discordance entre les deux voix dominantes.

C’est peut-être la phrase même qui renie les raisons morales qui doit nous arrêter : la dissonance entre les deux protagonistes serait alors d’ordre psychologique.

Et en effet, Leggatt semble aussi « fataliste » que le capitaine-narrateur est « volontariste ».

Le « fatalisme » de Leggatt se marque en particulier par son refus de créer l’événement, même pour recouvrer sa liberté :

‘I might have chucked him aside and bolted out […]. Well, no. And for the same reason I wouldn’t think of trying to smash the door. There would have been a rush to stop me […]. Somebody else might have got killed. (p.404)’

Cela le conduit à demander au capitaine Archbold de le laisser s’évader (Ibid.), mais aussi à se résigner quand celui-ci refuse.

En revanche, il saisit les occasions qui se présentent, sans rien plannifier, et n’allant de l’avant qu’en vertu de l’acte accompli, non pour atteindre un objectif défini. Ainsi, quand il plonge, il explique : « A breath of fresh air was all I wanted, I believe. Then a sudden temptation came over me. I kicked off my slippers and was in the water before I had made up my mind fairly » (p.405). S’il atteint un îlot, il songe : « Now I was clear of that ship. I was not going back. So after a while I took off all my clothes » (p.406). S’il nage, c’est sans but : « I didn’t mean to drown myself. I meant to swim till I sank » (Ibid.). S’il a un but, il est immédiat : « I struck out for another of these little islands » (Ibid.). La vraie planche de salut n’apparaît que très tard (« I first saw your riding-light. Something to swim for » (Ibid.)), et encore n’est-elle perçue d’abord que comme une étape : « Then your ladder – […] I felt then a very unpleasant faintness […]. I wasn’t capable of swimming round as far as your rudder-chains. And, lo and behold ! there was a ladder to get hold of » (p.407).

Autrement dit, Leggatt improvise constamment, sachant qu’il doit s’éloigner du Sephora mais ne sachant pas d’avance comment, ni dans quelle direction.

Il est en cela à l’opposé du capitaine-narrateur qui ne cesse, lui, d’extrapoler, d’envisager des scénarios, de projeter des ombres droit devant, d’anticiper 158 .

En particulier, il ne peut s’empêcher d’anticiper la découverte de son « co-locataire » secret par le steward : « I was terrified at the sight of the garment on his [the steward’s] arm. Of course he made for my door » (p.420) ; « Suddenly I became aware […] that the fellow was opening the door of the bath-room. It was the end. […] I expected to hear a yell of surprise and terror » (p.421).

C’est d’ailleurs après cette chaude alerte que la différence entre Leggatt et le narrateur est la plus manifeste. Le steward n’a fait que passer le bras par la porte pour suspendre le manteau, sans voir Leggatt tassé sur lui-même, et le capitaine commente :

‘‘I never thought of that’, I whispered back, even more appalled than before at the closeness of the shave, and marvelling at something unyielding in his character which was carrying him through so finely. There was no agitation in his whisper. Whoever was being driven distracted, it was not he. (p.422)’

Il est vrai que Leggatt n’a plus grand-chose à perdre : sa carrière est de toute façon ruinée, et sa vie n’est pas en jeu. Tout au plus risque-t-il sa liberté (il envisage seulement « Prison and gallows » (p.423)). Cela vaut sans doute quelques efforts pour échapper à ses juges, mais cela n’est peut-être pas suffisant pour « perdre la tête » : le « headless corpse » (p.398) n’existe que dans l’imagination du capitaine-narrateur !

Car celui-ci est beaucoup plus enclin à perdre l’esprit. Certes, la présence contre sa coque d’un corps sans tête est d’abord une occurrence supplémentaire de la plaisanterie conradienne sur la mort par temps calme (« very still in an immense stillness » (p.394) ; « Not much sign of any wind yet » (p.402) ; « I knew I would have been told at once if there had been any wind. Calm, I thought » (p.408)) ; mais elle est aussi une hyperbolisation du problème : alors que Leggatt ne risque pas d’être condamné à mort, le narrateur ne cesse d’associer son éventuelle capture avec son trépas. Non seulement en effet voit-il la première nuit son « hôte » disparaître vers la salle de bains « as noiseless as a ghost » (p.410), mais après l’alerte causée par l’entrée du steward dans sa cabine, il se sent « like being haunted » par le fantôme de Leggatt (p.422), et même le calme sur son bateau est tel que « one wouldn’t have thought that there was a single living soul on her decks » (Ibid.). Si bien que pour son esprit exalté, la phrase de Leggatt « It would never do for me to come to life again » sonne comme « something that a ghost might have said » (Ibid.), alors que le fugitif ne fait allusion qu’au rapport du capitaine Archbold qui devra conclure à un « suicide » (pp.414 & 422).

Cette surestimation de l’enjeu peut être mise au compte d’une sensibilité encore naïve, encombrée du code et des promesses de carrière : le capitaine a trop à perdre dans cette histoire si elle tourne mal. Mais elle est surtout la conséquence de ses anticipations répétées, qui tirent toujours les événements vers leur développement maximum, vers leur limite.

Notes
158.

Il anticipe les doutes que nourriront ses marins s’il ne se comporte pas de façon naturelle : « This sort of thing could not go on very long » (p.409) ; « ‘I must show myself on deck’, I reflected » (Ibid.). Il anticipe les soupçons du capitaine Archbold (« It is also certain that he had brought some ready-made suspicions with him » (p.414)) et s’arrange pour prévenir la question abrupte qu’il anticipe aussi : « My only object was to keep off his inquiries. Surlily ? Yes, but surliness might have provoked a point-blank question » (Ibid.) ; « There was a danger of his breaking through my defence bluntly » (Ibid.).