3.5.4.2 Rapport au temps

C’est assez dire que la « dissonance » psychologique entre Leggatt et son sauveur est étroitement liée à une divergence philosophique sur la conception du temps. Leggatt en effet, on l’a vu, improvise, vit dans l’instant, c’est-à-dire dans ce temps de la modernité dont Georges Poulet place l’origine au XVIIIe siècle :

‘A partir de Bayle (et de Fontenelle) […]. Toute la littérature du siècle se livre à la variété des impressions successives : « Nous vivons pour ainsi dire, de surprise en surprise », dit La Motte-Houdar. (Poulet 1952, p.29)’

Tandis que le capitaine-narrateur étire chaque moment vers l’avenir : à « la vie vécue au jour le jour », il oppose « une vie toute […] au-delà des moments, une vie qui s’étend dans la durée » (Poulet 1952, p.33), ce qui caractérisait plutôt la conception médiévale du temps.

Cependant, si Leggatt vit au présent et si le narrateur est tendu vers l’avenir, le tiers est exclu : celui qui contemple par trop le passé (« I have been at sea now, man and boy, for seven-and-thirty years » (p.412) ; « the terror of that gale was still on him yet » (p.413)), nommément le capitaine Archbold, est critiqué sans vergogne : on ne l’écoute pas, on ne sympathise pas avec lui (cf p.412 déjà citée), et on observe de façon irrévérentieuse que « seven-and-thirty virtuous years at sea, of which over twenty of immaculate command, and the last fifteen on the Sephora, seemed to have laid him under some pitiless obligation » (p.413). Il y a entre lui et les deux complices une évidente incompatibilité d’humeur philosophique.

Or, c’est aussi cette exclusion du passé par le narrateur qui rend compte de ce que Laurent Lepaludier présente comme un problème « herméneutique » ou, comme nous disons ici, sémiosique.

Car il serait abusif de dire que la page d’ouverture de la nouvelle « suggère une incapacité à décoder les signes » (Lepaludier 1998, p.103) de la part du jeune capitaine.

‘On my right hand there were lines of fishing-stakes resembling a mysterious system of half-submerged bamboo fences, incomprehensible in its division of the domain of tropical fishes, and crazy of aspect as if abandoned for ever by some nomad tribe of fishermen now gone to the other side of the ocean ; for there was no sign of human habitation as far as the eye could reach. (Conrad 1910a, p.393)’

Les lignes en effet ne sont prises que pour ce qu’elles sont, à savoir un système de pêche : il n’y a là aucune erreur ni aucun manque sémiosique. Leur aspect « mysterious » ou « crazy » est même expliqué par l’observateur comme étant dû à l’absence par ailleurs de traces de présence humaine : « for there was no sign of human habitation as far as the eye could reach ». La capacité sémiosique du capitaine est ainsi si peu mise en doute par ce premier paragraphe que le même Laurent Lepaludier accorde à propos du narrateur, et apparemment sans y voir d’incohérence, qu’il « sait interpréter les signes », « et jusqu’à l’absence de signes : ‘for there was no sign of human habitation as far as the eye could reach’. » (Lepaludier 1998, p.97). De telles oscillations ne révèlent finalement qu’une chose : le problème de Leggatt et de son acolyte se traduit très mal en termes sémiotiques.

On ne sait rien en effet des capacités sémiosiques du fuyard : ses improvisations ne sont guère que des réponses à des stimuli, et l’on ne sait trop si ces réponses sont adaptées ou non.

Tuer un marin, sauter à l’eau sans rien prévoir, se livrer à un collègue, c’est tenter la chance ou le diable, ce n’est pas raisonner, décoder, ni user d’une quelconque encyclopédie : la question du traitement des signes par Leggatt est extra-diégétique, et par conséquent non pertinente.

Et on ne voit pas non plus que le jeune capitaine pèche par ignorance (son encyclopédie le renseigne fort bien sur les « fishing-stakes » et les « tropical fishes ») ni par mésinterprétation : le faux problème sémiotique ou « herméneutique » est plus simplement de l’impressionnisme, c’est-à-dire l’effet de la surimposition d’un état intérieur sur des objets parfaitement perçus et compris.

En effet, ce que « suggère » surtout le paragraphe cité, c’est le sentiment d’isolement du narrateur, de manque de soutien extérieur ; c’est le vide, l’absence de l’humain : « fishermen now gone to the other side of the ocean » ; « no sign of human habitation ». Mais c’est aussi la perte de l’ancrage temporel, le glissement du présent immédiatement décodable vers un passé, opaque parce que sans lien avec l’ici et le maintenant. C’est ce sur quoi insiste la comparaison avec, non seulement des ruines, mais avec des ruines dues à la guerre, des îlots du paragraphe suivant :

‘To the left, a group of barren islets, suggesting ruins of stone walls, towers, and blockhouses… (Conrad 1910a, p.393)’

Ainsi, la perception et l’interprétation du narrateur ne sont-elles pas en cause : les îlots sont toujours des îlots. Ce qui s’ajoute à sa description, c’est la coupure violente d’avec un passé qui ne subsiste plus qu’à l’état de trace, encore perceptible mais déjà presque effacée.

Dès les lignes d’ouverture, ce narrateur non encore affermi, pas encore sûr de son avenir, est donc placé à l’opposé d’un capitaine Archbold, dans une solution de continuité temporelle qui lui rend impossible le moindre pas en arrière : « l’incompatibilité d’humeur philosophique » entre les deux complices et Archbold, dont nous parlions plus haut, se programme dès la première page.