3.5.4.3 Polyphonie

Incompatibilité qu’il ne faut pas être grand clerc pour qualifier aussi de divergence politique. Chacune des options « temporelles » précédemment décrite a en effet un nom dans le champ idéologique. L’adhésion sans esprit (« spiritless », pp.411 & 415) aux valeurs du passé est caractéristique, sinon du réactionnaire, du moins du conservateur : exit Archbold.

Mais la tension vers l’avenir sans toujours bien évaluer les enjeux, en les surestimant souvent comme le fait le narrateur, est tout aussi caractéristique, cette fois d’une téléologie.

Enfin, l’improvisation, l’esprit pragmatique présidant à des réformes inspirées plus par un refus (du passé) que par un projet constitué, a été longtemps la marque des radicaux (Alain), et se désigne plutôt aujourd’hui comme progressisme 159 .

Or, si l’option conservatrice est éliminée sans hésitation, les voix progressiste et téléologique sont à égalité : elles s’accordent sur le projet immédiat de passer par Koh-ring, parce que les deux voies conduisent à l’indépendance avec la même efficacité.

Pour Leggatt, indépendance veut dire liberté (« a free man », p.431) 160 , et pour le narrateur, elle signifie être seul maître à bord, dans « the perfect communion of a seaman with his first command » (p.431), avec « the sensations of a man who feels for the first time a ship move under his feet to his own independent word » (p.418). Mais pour tous les deux, elle est un but à atteindre.

Ainsi donc, les voies de l’indépendance (nationale, comme elle se manifeste en Bulgarie et ailleurs) sont-elles incontestablement doubles : la vision grandiose (« a new destiny » (p.431)) vaut le pragmatisme (« a free man » (ibid.)). Le résultat est également obtenu, que l’on s’enthousiasme pour une grande idée ou que l’on compose avec les forces en présence. Et cela seul compte dans l’immédiat.

La polyphonie est donc ici réelle, et historique… ce qui confirme que Koh-ring est un chronotope tachychronique 161 plein, et que la mer calme permet l’ancrage d’un véritable système, que l’on peut pour conclure, avant d’étudier ce qu’il en est des mers démontées, exposer dans le tableau suivant :

Topographie Marine
Chronotopes Enallage
[= saut temporel]
Indian-Ocean
Tachychronie
[= accélération du temps]
Koh-ring
Œuvres ‘The Black Mate’
1886-1908
Lord Jim I
1900
‘A Smile of Fortune’
1911
‘The Secret Sharer’
1910
The Shadow-Line
1916
Notes
159.

Celui-là même qu’analyse Jean-Claude Milner dans son Archéologie d’un échec (Milner 1993).

160.

Sans l’enthousiasme avec lequel on l’accueille « in a boy’s adventure tale » (p.423), sans grandes illusions (« on that enormous mass of blackness there was not a gleam to be seen » (p.428)), mais liberté tout de même.

161.

Car le temps, sur la mer d’huile du ‘Secret Sharer’, s’accélère bien : l’accident de la découverte du fugitif arrivera toujours trop tôt aux yeux du narrateur (« everything was against us in our secret partnership ; time itself » (p.417)), et les nuits ne s’alanguissent pas assez : « It was three o’clock by now […]. I sat there […] greatly bothered by an exasperating knocking in my head. It was a relief to discover suddenly that it was not in my head at all, but on the outside of the door […]. The steward entered with a tray » (p.408), faisant passer tout le monde directement de 3 heures du matin au lever du jour.