4.1 ‘Typhoon’

Si l’on a pour objet l’étude des textes de Conrad qui traitent de mers démontées, la simple nomenclature des œuvres impose de commencer par la nouvelle de 1902, ‘Typhoon’ : aucun titre en effet n’a jamais été, ni ne sera jamais, plus explicite chez l’écrivain anglais.

Il l’est même tellement qu’il oriente d’emblée la lecture : on attend d’un récit portant ce titre qu’il décrive avec minutie la tourmente, et le comportement des hommes pendant qu’elle fait rage.

En un sens, on peut dire que cette attente n’est qu’à moitié satisfaite. Après un premier assaut de l’ouragan en effet, le texte annonce une lutte plus difficile encore, dès que le Nan-Shan sera sorti de l’œil du cyclone (« The worst was to come » ; « And the worst was to come yet ! » (Conrad 1902a, p.146)), parce que le baromètre est au plus bas : « It was the lowest reading he had ever seen in his life. » (Ibid.). Or, cette deuxième phase, plus violente que la première, est court-circuitée, effacée par une ellipse narrative qui fait passer directement du moment où le capitaine MacWhirr, voyant l’ouragan revenir, déclare : « I wouldn’t like to lose her » (p.150), au moment où il en sort indemne : « He was spared that annoyance » (Ibid.). Ce second assaut par conséquent « takes place in the gap, so to speak, between chapters 5 and 6 » (Batchelor 1994, p.117).

Cependant, si l’ellipse est une figure de rhétorique, l’annonce disant que le pire est encore à venir ne l’est pas moins : les vents de part et d’autre de l’œil d’un cyclone ont en général la même force, pour la simple raison que ce ne sont pas deux vents distincts, mais un seul, circulaire. Et si le baromètre est à son minimum au centre de la tourmente, il ne peut plus que remonter…

A tout le moins, au regard des trois longs chapitres détaillés sur la première partie de l’ouragan, est-il outré de dire que « the great typhoon is not described » (Batchelor 1994, p.117) ! C’est même aller si vite en besogne que l’on frise le lapsus lecturæ : l’essentiel ayant déjà été dit, une redondance, même superlative, alourdirait le récit sans y apporter grand-chose. Ce souci d’économie narrative n’est en tout cas pas en mesure de vraiment décevoir l’attente du lecteur, ni même de le surprendre : il n’y a rien là d’assez remarquable pour justifier un long développement.

De la même façon, il n’y a rien de surprenant à voir le texte s’étendre pendant les deux premiers chapitres sur la stupidité du capitaine MacWhirr. John Batchelor a beau absoudre le marin en disant que son erreur, son obstination à naviguer droit devant quand tout indique un grain exceptionnel, « is not outrageous, given the season – the storm takes place on Christmas day, which is not the typhoon season in China seas » (Batchelor 1994, p.116), le texte de Conrad dit exactement le contraire : « He was now in command of the Nan-Shan in the China seas during the season of typhoons » (Conrad 1902a, p.99) 162 . La stupidité de MacWhirr est donc bien la cause directe du problème qu’il rencontre, et plus de clairvoyance, voire simplement de souplesse, aurait épargné à tous l’épreuve éreintante qu’ils ont à subir : le maître à bord n’aurait à vrai dire comme seule excuse qu’une lecture du nom de son navire, Nan Shan, en « gentil sud 163  », ce qui le rendrait bien peu conscient de la férocité environnante.

Ainsi le noyau de la nouvelle est-il effectivement celui que désigne son titre, et tous ses éléments s’organisent-ils bien autour de ce point culminant, de ce climax, qu’est le typhon.

Tous ses éléments… sauf les lettres du capitaine MacWhirr, de son second Jukes et de son « chief engineer » Solomon Rout, lettres dont le contenu est lui aussi décrit avec force détails, ce qui se justifie pleinement au chapitre VI quand chacun raconte ce qu’il a traversé, mais nullement au chapitre I, quand ce qu’ils disent ne peut pas encore avoir de lien direct avec l’événement central de la nouvelle.

Si bien que ces pages concluant le premier chapitre et révélant trois discours, c’est-à-dire trois attitudes sémiotiques, sont une apparente digression. La question est donc double : quel poids ont ces lettres initiales sur la suite du récit ? C’est-à-dire : en quoi la caractérisation sémiotique des trois personnages éclaire-t-elle leur comportement dans le cyclone ? Et quelle différence observe-t-on entre les premières lettres et les dernières ? C’est-à-dire : quelle émergence individuelle les deux lots de lettres révèlent-ils ?

Notes
162.

Nous sommes loin ici du lénifiant ‘Christmas Day at Sea’ (Conrad 1923f).

163.

Et non en « montagne [shān] sud » ou en « brise [shàn] du sud ».