4.1.1.1 Le clerc & la mono-sémiosis

La « fidélité » du capitaine MacWhirr aux « faits » par exemple, ne signifie pas qu’il ne perçoit aucun signe : nous n’abordons pas ici une umpteenth version de l’a-sémiosis.

‘The China seas north and south are narrow areas. They are seas full of every-day, eloquent facts, such as islands, sand-banks, reefs, swift and changeable currents – tangled facts that nevertheless speak to a seaman in clear and definite language. Their speech appealed to Captain MacWhirr’s sense of realities… (Conrad 1902a, p.96)’

Ces faits qui « parlent » si clairement au capitaine sont donc lus par lui comme des signes, des éléments d’une sémantique sinon d’une syntaxe, encore que cette dernière seule justifierait l’allusion à « l’éloquence » et au discours (« speech »).

Le problème de MacWhirr par conséquent n’est pas qu’il ignore le signe. Le problème est qu’il donne à chaque signifiant un signifié univoque : le capitaine MacWhirr ne conçoit pas l’idée de trope, d’un signifiant à deux signifiés, d’un signe ambivalent, équivoque.

Cela est annoncé par les limites de son « imagination » : « Having just enough imagination to carry him through each successive day » (p.88). Cela est surtout souligné par sa « surdité » (au sens où il entretient avec Jukes un « dialogue de sourds ») à certaines interprétations. Non seulement, cela va de soi, « omens were as nothing to him » (p.89), car le signifiant /baromètre-en-baisse/ a bien assez de son signifié « dirty weather knocking about » (Ibid.) sans s’encombrer d’un sur-signifié quelconque, du type « colère des dieux » ou « typhon » ; mais les faits eux-mêmes « can speak for themselves with overwhelming precision » (p.91) et ne développent jamais de sens complexe : si le drapeau siamois par exemple, signifie déjà le registre commercial où est inscrit le steamer Nan-Shan, il ne peut plus, pour MacWhirr, signifier quelque chose d’aussi « figuré » que la trahison d’un idéal patriotique. Aussi, quand Jukes veut sous-entendre une telle incongruité, son capitaine peine-t-il beaucoup à consulter (de façon comique) toutes sortes de livres pour déceler ce que le pavillon peut bien avoir, matériellement, de « queer » (p.92).

Bien entendu, les métaphores étant des tropes, le Captain MacWhirr, qui ne soupçonne même pas l’existence de ces derniers, ne peut comprendre correctement aucune comparaison tant soit peu imagée. Quand Jukes lui explique qu’il a si chaud qu’il se sent « exactly as if I had my head tied up in a woollen blanket » (p.103), le capitaine ne peut que réprimander son second pour parler de ce qu’il ne connaît pas, puisque celui-ci a bien été obligé d’avouer qu’il n’a jamais eu vraiment la tête enserrée dans une couverture de laine : cette « manner of speaking » (Ibid.) [c’est là ce que tropos en grec veut dire : une tournure (τρέπειν = tourner)] ne peut qu’outrager l’honnête MacWhirr, qui « expostulated against the use of images in speech » (Ibid.).

Si bien que, lorsqu’un manuel de navigation suggère une manœuvre d’esquive (« to get behind the weather » (p.109)) si les conditions l’exigent, MacWhirr ne peut qu’être décontenancé par cette proposition qu’il interprète évidemment à la lettre :

‘‘Running to get behind the weather ! Do you understand that, Mr. Jukes ? It’s the maddest thing !’ ejaculated Captain MacWhirr, with pauses […]. ‘If that thing means anything useful, then it means that I should at once alter the course away, away to the devil somewhere, and come booming down on Fu-Chau from the northward at the tail of this dirty weather that’s supposed to be knocking about in our way. From the north ! (Conrad 1902a, p.109)’

Le « literal MacWhirr » (p.101) s’exagère le détour que la prudence lui imposerait, parce qu’il se représente le « dirty weather » comme un obstacle immobile qu’il faut littéralement contourner, et non comme une perturbation mouvante dont il suffit de s’écarter, pour revenir, sur sa traîne, certes, mais en lui ayant laissé faire l’essentiel du chemin : alors que le livre suggère de revenir sur « Fu-Chau » par l’est, MacWhirr s’insurge de devoir arriver par le nord.

Mais cela signifie que la mono-sémiosis de MacWhirr, sa lecture univoque des signes, n’est pas utilisée ici que pour ses possibles effets comiques. Elle est la cause directe de l’entêtement de MacWhirr à foncer droit devant (« steaming straight into it » (p.106)) : inaccessible aux synecdoques et aux métonymies par ignorance des tropes, il ne peut interpréter ni la houle, ni le manuel. La houle, comme synecdoque du typhon, en avertirait plus d’un, à commencer par le « Captain Wilson of the Melita », qui appliquerait alors sa « storm strategy » (p.110) et esquiverait le typhon comme il a jadis « out-manœuvred […] a terrific gale so that it never came nearer than fifty miles to him » (Ibid.). Cette houle ne dit rien à MacWhirr : « How he knew there was a terrific gale fifty miles off beats me altogether », commente-t-il à propos de la tactique de Wilson (Ibid.), car les vagues-synecdoques, n’étant pas le coup de vent lui-même, sont littéralement in-signifiantes pour le capitaine, qui ignore l’un même en observant les autres. De même, dans le livre qu’il consulte, « l’arrière de la perturbation » étant une métonymie (usuelle en météorologie) pour « les eaux calmes que l’on retrouve après son passage » (métonymie où le sens temporel (« après ») glisse vers un sens géographique (« arrière »)), MacWhirr n’y comprend rien et écarte le livre d’un péremptoire : « It’s only to let you see, Mr. Jukes, that you don’t find everything in books » (p.109-110).

MacWhirr est donc une sorte de clerc, qui enregistre scrupuleusement les faits, dans ses lettres (« faithful to facts [, he] would set them down with painstaking care upon many pages » (p.95)) ou dans son journal de bord (« He copied neatly out of the rough-book the number of miles, the course of the ship, and in the column for ‘wind’ scrawled the word ‘calm’ from top to bottom of the eight hours since noon » (p.104)), et qui n’anticipe rien (il écrit « calme » dans la colonne réservée aux vents parce que, jusque-là, pas un souffle n’a été détecté, alors même qu’il est « exasperated by the continuous, monotonous rolling of the ship » (Ibid.) : il ne prend aucune initiative (« You could be sure [he] would not try to improve upon his instructions » (p.92)).