4.1.1.2 Le conteur & la tropo-sémiosis

Si Jukes en revanche peut écrire de son capitaine que « outside the routine of duty he doesn’t seem to understand more than half of what you tell him » (p.97), c’est qu’il perçoit parfaitement, lui, la « moitié » figurée de certains signes, alors que MacWhirr n’en saisit que les sens propres.

Cette compréhension des tropes, sa tropo-sémiosis, lui permet notamment d’être réceptif au signifié patriotique du pavillon sous lequel il naviguait jusque-là, et de ressentir comme un « personal affront » le transfert « to a Siamese flag » (p.92)…

Cependant, ce qui caractérise Jukes n’est pas tellement qu’il « comprenne » les tropes : c’est plutôt l’abondant usage qu’il en fait, en « couvrant » constamment un signifié par un autre.

C’est ainsi que son « patriotisme », exprimé à propos du pavillon siamois, masque (mal) un racisme primaire, qui se traduit évidemment d’abord (l’appel à la sémiotique pour lire Conrad n’est rien moins qu’arbitraire) dans le langage : ses « Wanchee look see, all same look see can do » (p.94) font peu de cas des compétences linguistiques de son interlocuteur, pourtant envoyé à bord par la Bun Hin Company en qualité de « interpreter » (Ibid.). Au point que c’est Jukes qui paraît incompétent : « Jukes, who having no talent for foreign languages mangled the very pidgin-English cruelly » (p.94). Mais c’est que le fond de l’affaire est assez évident : « He was a gruff, as became his racial superiority, but not unfriendly » (Ibid.)

Or, ce racisme lui-même couvre une autre réalité : la peur. Bien que sa dernière lettre contienne des phrases « calculated to give the impression of light-hearted, indomitable resolution » (p.155), cette peur des Chinois n’y transparaît pas moins. Si « my notion was to keep these Johnnies under hatches for another fifteen hours or so », c’est que Jukes escompte, aux abords de « Fu-Chau », trouver « there, most likely, some sort of man-of-war ». C’est dire à quel point il craint la colère de ceux qui pourraient penser que les marins ont volé leurs économies : « once under her guns we were safe enough » (p.156).

Ainsi, la peur est-elle le sens profond du signifiant /raciste/ de Jukes, dont le « racisme » était déjà le sens profond de son signifiant /patriote/. Si bien que ce double trope peut se fondre en un seul : la peur est la raison profonde pour laquelle il regrette le changement de pavillon.

‘It wasn’t made any better by us having been lately transferred to the Siamese flag. […] It is an infernally lonely state for a ship to be going about the China seas with no proper consuls, not even a gunboat of her own anywhere, nor a body to go to in case of some trouble. (Conrad 1902a, p.156)’

Clairement, le pavillon anglais, comme signifiant la protection des patrouilleurs britanniques, couvrait du signifié « patrie » le signifié « sécurité ».

Ici encore, la tropo-sémiosis de Jukes est en liaison directe avec son comportement pendant le typhon : il ne fait alors rien d’autre en effet que couvrir le signifié « daunted » par le signifié « calm » (« He conceived himself to be calm – inexorably calm ; but as a matter of fact he was daunted » (p.122)). Ce qui se traduit par une « trance » (Ibid.) qui rappelle assez Jim sur le Patna, et par des « moments of do-nothing heroics » (Ibid.).

C’est sans doute pourquoi Jukes est le conteur, parmi les trois épistoliers : fait-il autre chose dans ses lettres que « couvrir » ses « moralités » par des anecdotes ? Si sa première lettre (pp.97-98) ne fait qu’illustrer la « stupidité » de son capitaine, et si cette « stupidité » même ne fait que démontrer le caractère plus pittoresque du « Eastern trade » (p.97), sa seconde lettre illustre comment une comptabilité pointilleuse peut s’élever au rang de sagesse, et comment cette sagesse, inspirée sans le savoir du jugement de Salomon 164 (« There are things you find nothing about in books » (p.159)), peut ramener la paix, et donc la sécurité à bord, si chère à Jukes (pp.155-159).

Les lettres de Jukes comme ses conversations avec MacWhirr, ses considérations sur le pavillon siamois comme son traitement de l’interprète chinois, relèvent donc d’une position sémiosique cohérente, et pertinente pour le récit.

Notes
164.

Qui s’appliquait pourtant aussi à une question de « partage ». Voir Le Livre des Rois I, 3,16 à 3,28.