4.1.2 Degrés de pragmatisme & perception temporelle

C’est certes un lieu commun que de supposer que le pragmatisme est inversement proportionnel à l’étendue de la vision du monde. Mais cette banalité se vérifie ici.

En effet, le capitaine MacWhirr, qui ne pense pas au-delà des faits bruts, est aussi celui qui est le plus pragmatique, le plus actif : constamment sur le pont, au point de dormir dans la « chart-room » (« He had given up his state-room below and practically lived all his days on the bridge of his ship, often having his meals sent up, and sleeping at night in the chart-room » (Conrad 1902a, p.96)), il contrôle tout, de la pression à maintenir (« Must – keep – her – moving – enough to steer – and chance it » (p.133)) au comportement des coolies (« Can’t have… fighting… board ship » (p.128)), même au plus fort de la tourmente. Il est tout entier praxis, et ne pense pas un instant.

Par comparaison, Jukes, dont la pensée du moins s’étend jusqu’aux tropes, fait preuve d’un pragmatisme moins englobant, plus orienté : quand il n’accomplit pas une tâche sur ordre de son capitaine, il se préoccupe uniquement de sa sécurité. Il suggère : « Head to the eastward » (p.108) pour éviter le typhon ; il s’inquiète des canots emportés par les vagues (« Our boats are going now, sir » (p.117)) parce qu’ils sont de sauvetage.

Enfin, Rout, le penseur, l’auteur d’aphorismes, limite sa praxis à une tâche extrêmement étroite : maintenir la pression. Sans doute est-ce là aussi une synecdoque pour signifier que les machines sont en état de marche, et peut-être est-ce même une métaphore de la pression atmosphérique : ni manomètres, ni baromètres ne doivent enregistrer de chute trop marquée, et les efforts de Rout pour contrôler les uns peuvent être pris pour une tentative, pas nécessairement dérisoire, d’écarter le danger annoncé par les autres. Néanmoins, cette action unique n’est pas véritablement accomplie par Rout en personne : ce sont le second et Beale qui s’en chargent, sorte de Trinité (Rout, Beale et le second) somme toute burlesque qui manque pour le moins d’envergure, tant dans les enjeux de ses actes que dans leur effet hors de la salle des machines.

Car l’utilité même de ses efforts est énoncée « au-dessus » de Rout, par le capitaine (p.133, déjà citée). Si bien que Rout apparaît plutôt comme un vague garant de la bonne marche du navire que comme un personnage agissant. Ce qui ne l’empêche pas d’être si absorbé par sa tâche qu’il a l’impression d’être le seul à « faire quelque chose » : « You fellows are going wrong for want of something to do », dit-il à Jukes dans une phrase qui ressemble fort à ces sentences dont il s’est fait le spécialiste.

Cela se confirme donc : sur la question du pragmatisme aussi, la cohérence avec les données sémiotiques puis comportementales s’établit assez aisément.

Reste à voir ce qu’il en est sur le point plus délicat de la perception temporelle.