4.1.2.1 MacWhirr, ou le temps discret

On ne compte plus les instants où les mouvements de MacWhirr se décomposent en fragments isolés, vus chacun pour lui-même mais dans une continuité dissoute, comme par effet stroboscopique.

C’est ainsi que l’opération habituellement simple qui consiste à s’habiller se dilue entre un paragraphe entier consacré à la fermeture d’un manteau ou au placement d’un bonnet (p.111-112), et un autre consacré à l’enfilage d’une botte :

‘A pair of limp sea-boots with collapsed tops went sliding past the couch. [Captain MacWhirr] put out his hand instantly, and captured one.’ ‘[11 lines]... Captain MacWhirr collared the other sea-boot on its violent passage along the floor. He was not flustered, but he could not find at once the opening for inserting his foot. (Conrad 1902a, p.111)’

De même, fermer une porte prend cinq lignes (p.112 & p.130), pour ne pas mentionner le partage de l’argent entre les coolies, qui prend trente pages entre le moment où Jukes s’avance pour interrompre la querelle à propos des « Dollars ! Dollars, sir ! » (p.129) et celui où il rend compte de la répartition équitable des sommes (« We finished the distribution before dark » (p.158)).

Or, cet étirement indubitable du temps est dû directement au typhon lui-même : c’est la houle qu’il provoque qui envoie les bottes du capitaine rouler d’une paroi à l’autre de sa cabine, c’est le vent qui l’accompagne qui contrarie la fermeture des portes, c’est l’agitation qu’il cause qui retarde le moment où l’on pourra compter sereinement l’argent. Le tourbillon (strobos) du cyclone est à l’origine de la décomposition stroboscopique des mouvements.

Le langage lui-même n’est pas épargné : les voix ne sont perçues que « in shreds and fragments » (p.112), du moins celles de MacWhirr et de Jukes (pp.112, 120, 121, 123, 128, 133, & 134), les seuls à parler sous les assauts directs de l’ouragan. Les seuls aussi à distinctement ralentir le temps.

Car si le temps se décompose pour MacWhirr, il se suspend pour Jukes.