4.1.2.2 Jukes, ou le temps suspendu

C’est Jukes en effet qui a l’impression de rester « precariously alone with the stanchion for a long, long time » (p.115). C’est lui encore qui ressent « an incredible disposition to somnolence » (p.120), alors même que « the wind would get hold of his head and try to shake it off his shoulders » (Ibid.). C’est lui toujours qui se permet de ne rien faire pendant ces « moments of do-nothing heroics » (p.122) qu’étire une certaine « numbness of spirit » (Ibid.). C’est lui aussi qui retarde la perception d’un appel de son capitaine (« Jukes ! Jukes ! ») pendant dix-huit lignes (« Jukes ! Mr. Jukes, I say ! » (p.123)). C’est lui enfin qui attend (« He waited », p.138) et observe l’arrêt momentané des machines (« They paused in an intelligent immobility […] as if conscious of danger and the passage of time » (Ibid.)).

C’est dire que, si MacWhirr apparaît pendant les éclairs du stroboscope, dans les moments où il se passe visiblement quelque chose, Jukes est plus sensible aux instants où la lumière s’éteint, où plus rien ne bouge. Si bien qu’à eux deux, se complétant, ils fondent le chronotope stroboscopique qui caractérise la nouvelle ‘Typhon’, et qui est aussi opposé à la tradition littéraire que l’était la tachychronie sur mer calme : que le temps s’immobilise (ou du moins se ralentisse), alors même qu’on est dans le contraire d’un « manque de brise », voilà qui n’arrive que chez Conrad !

Qui plus est, cette complémentarité « stroboscopique » entre MacWhirr et Jukes, amène à nuancer leur approche sémiotique. Mono-sémiosis et tropo-sémiosis semblaient incompatibles. En réalité, elles se complètent aussi : la mono-sémiosis fait aller MacWhirr à l’évident, au tautologique (« A gale is a gale, Mr. Jukes » (p.110)), à la face éclairée du signe, tout comme la tropo-sémiosis fait, chez Jukes, s’enfouir les signifiés les uns sous les autres, faisant aller le second toujours à la face cachée, à la face sombre des signes. Flashes stroboscopiques ou sens premier, MacWhirr est l’honnêteté franche et sans zones d’ombre : un adret, un yang ; nuit non moins stroboscopique ou sens caché, Jukes est la dissimulation constante, la photophobie : un ubac, un yin. Mais, pour rendre à la Chine (« China sea » (p.115), déclinée en « China seas » (pp.92, 96, 99, 156) ou en « coast of China » (pp.91 & 96)) ce qui appartient à ‘Typhoon’, « le yang produit le yin et le yin supporte le yang » 165 . MacWhirr et Jukes sont les deux versants d’une même montagne.

Notes
165.

(Tourchon 1994, p.59)