4.2.1.1 Fi du paratexte !

Or, on ne peut accepter la « preuve » par le paratexte comme satisfaisante : la connaissance, biographique notamment, de ce qui environne une œuvre, limite les risques de dérapage, certes, mais elle ne répond en rien aux exigences, même de l’élémentaire commentaire composé. La « preuve » spécifiquement littéraire doit venir d’indices internes sûrs, de signes clairs pour tout lecteur attentif, même peu versé dans les arcanes d’une publication déconseillée par Queneau et sauvée par Jean Cau alors secrétaire de Sartre, ou même ignorant les positions dreyfusardes de Marcel Proust.

L’un de ces indices, de ces signes, consiste en ceci. Tandis que la phrase proustienne est prononcée par un narrateur (c’est-à-dire un personnage fictif) reprenant ce qu’avaient dit d’autres personnages fictifs (en l’occurrence, ses parents), et tandis que le Raphaël Schlemihlovitch de Modiano est un petit-fils imaginaire de Chamisso qui répond point par point aux auteurs antisémites, de Robert Brasillach à Céline encore, les vitupérations de ce dernier sont prises dans un système d’où le personnage fictif est exclu : par sa forme pamphlétaire, Bagatelles pour un massacre fait rejaillir directement ses assertions sur son auteur. Comme le résume Marie-Christine Bellosta (1990, p.130), « du martyr medium qui porte des stygmates ignobles (dans Voyage) à la victime écumante et vengeresse (dans Bagatelles), il n’y a qu’un pas, un dérapage : sans doute a-t-il suffi que l’auteur se prenne pour son personnage, entrant dans l’engagement politique en conservant le point d’optique du narrateur romanesque. »

C’est donc cette absence de distance fictionnelle qui change tout. « On ne rigole pas » dans Bagatelles, n’en déplaise à Gide, parce qu’on ne fictionnalise pas. « Sans cette dissociation interne du ‘je’ entre narrateur et auteur, les prises de position du ‘je’ se collectionne[…]nt en des textes qui relève[…]nt de ‘l’essai’, de ‘l’examen’ ou du ‘pamphlet’ » (Bellosta 1990, p.52). A l’inverse, on n’est antisémite ni chez Proust, ni chez Modiano, parce que le discours antisémite en tant que tel est prononcé par une voix dont se désolidarise l’auteur.

C’est dire que seule la saine narratologie est en mesure de nous éviter de répéter les erreurs du passé. Et c’est dire qu’en ce qui concerne The Nigger of the ‘Narcissus’, le statut de ces phrases au relent nauséabond dépend entièrement de la réponse apportée à cette question : qui les prononce ?