Or, c’est un problème majeur que rencontrent les commentateurs du Nigger : qui parle ?
Tantôt usant de la première personne du singulier (« I »), tantôt de la première personne du pluriel (« we »), et tantôt de la troisième personne du pluriel (« they »), ce narrateur plurivocal, « schizé » selon le mot de Lacan pour qualifier les sujets manifestant leur Spaltung, déroute plus d’un lecteur, au point que Beth Sharon Ash y voit deux entités distinctes. Elle avance en effet que « both of Conrad’s narrators identify themselves with the crew’s mystification [= the delusional communion with Wait] » (Ash 1999, p.64).
Jakob Lothe, tentant de clarifier ce point, divise lui aussi le narrateur en plusieurs instances :
‘‘I’ : Personal recollection by a crewman who was there, involved in the action, but who is eventually left alone after the completion of the voyage.’ ‘‘We’ : Personal recollection by a crewman who was there, involved in the action, and who tends to identify himself with those seamen who were capable of being deceived or confused.’ ‘‘They’ : (a) Personal recollection by a crewman who was there, involved in the action, but who is now recalling the actions of others as he saw them.’ ‘(b) Personal recollection by a crewman seeking a detached perspective.’ ‘(c) Detached account by a reflective, but not necessarily omniscient, narrator.’ ‘(d) Detached reflections and observations of an omniscient narrator.’ ‘(e) Omniscient voice in lyrical interludes. (Lothe 1984, p.221-222, adapté par Watts 1986, p.xix-xx)’Mais cette « clarification » elle-même rend obscurs plusieurs aspects du texte. Par exemple : y a-t-il vraiment un narrateur omniscient dans le Nigger, comme le tient pour acquis Maurice-Paul Gautier (Gautier 1982, p.1275) ?
Le concept d’omniscience appliqué à un narrateur lui donne une uni(ci)té que peu de textes confirment. Plus souvent a-t-on affaire à un narrateur omnivoque, c’est-à-dire pouvant parler avec toutes les voix, sans restriction. Mais, à moins de supposer que cela inclue aussi une voix autoriale, transcendante au récit et dominant toutes les autres (qui n’est au mieux qu’une reconstruction a posteriori), force est alors d’admettre que cette somme de voix disparates n’est jamais qu’immanente.
Car nous avons déjà remarqué à propos de Lord Jim que, même pour ce qui concerne la connaissance des faits, un narrateur anonyme ne « surplombe » pas le savoir d’un Marlow, d’un Jim, ni d’un quelconque « auditeur privilégié ». Il totalise les savoirs des uns ou des autres, il les cristallise, et ne les transcende pas : le narrateur conradien dans Lord Jim est une multiplicité de voix dont le mode narratif du discours indirect libre brouille les traits distinctifs 168 , mais qu’il serait abusif d’unifier.
Or, si cela est vrai de la connaissance des faits, ce peut l’être encore plus aisément de jugements à l’emporte-pièce comme celui incriminé sur « l’âme des nègres », ou de ces envolées lyriques dont rien ne dit qu’un matelot serait incapable : le reproche de l’inadaptation du style au statut subalterne du narrateur en effet « tombe à faux, puisque Conrad avait été simple marin avant de devenir grand romancier anglais » (Gautier 1982, p.1263). Le narrateur immanent conradien suffit en réalité à rendre compte des points 3c, 3d et 3e de la classification de Jacob Lothe revue par Cedric Watts.
Comme le rappelle Josiane Paccaud-Huguet, « when the expressivity cannot be referred to a definite origin, ambiguity appears » (Paccaud-Huguet 1990, p.46).