4.2.1.2 Le narrateur immanent

Or, c’est un problème majeur que rencontrent les commentateurs du Nigger : qui parle ?

Tantôt usant de la première personne du singulier (« »), tantôt de la première personne du pluriel (« we »), et tantôt de la troisième personne du pluriel (« they »), ce narrateur plurivocal, « schizé » selon le mot de Lacan pour qualifier les sujets manifestant leur Spaltung, déroute plus d’un lecteur, au point que Beth Sharon Ash y voit deux entités distinctes. Elle avance en effet que « both of Conrad’s narrators identify themselves with the crew’s mystification [= the delusional communion with Wait] » (Ash 1999, p.64).

Jakob Lothe, tentant de clarifier ce point, divise lui aussi le narrateur en plusieurs instances :

‘‘I’ : Personal recollection by a crewman who was there, involved in the action, but who is eventually left alone after the completion of the voyage.’ ‘‘We’ : Personal recollection by a crewman who was there, involved in the action, and who tends to identify himself with those seamen who were capable of being deceived or confused.’ ‘‘They’ : (a) Personal recollection by a crewman who was there, involved in the action, but who is now recalling the actions of others as he saw them.’ ‘(b) Personal recollection by a crewman seeking a detached perspective.’ ‘(c) Detached account by a reflective, but not necessarily omniscient, narrator.’ ‘(d) Detached reflections and observations of an omniscient narrator.’ ‘(e) Omniscient voice in lyrical interludes. (Lothe 1984, p.221-222, adapté par Watts 1986, p.xix-xx)’

Mais cette « clarification » elle-même rend obscurs plusieurs aspects du texte. Par exemple : y a-t-il vraiment un narrateur omniscient dans le Nigger, comme le tient pour acquis Maurice-Paul Gautier (Gautier 1982, p.1275) ?

Le concept d’omniscience appliqué à un narrateur lui donne une uni(ci)té que peu de textes confirment. Plus souvent a-t-on affaire à un narrateur omnivoque, c’est-à-dire pouvant parler avec toutes les voix, sans restriction. Mais, à moins de supposer que cela inclue aussi une voix autoriale, transcendante au récit et dominant toutes les autres (qui n’est au mieux qu’une reconstruction a posteriori), force est alors d’admettre que cette somme de voix disparates n’est jamais qu’immanente.

Car nous avons déjà remarqué à propos de Lord Jim que, même pour ce qui concerne la connaissance des faits, un narrateur anonyme ne « surplombe » pas le savoir d’un Marlow, d’un Jim, ni d’un quelconque « auditeur privilégié ». Il totalise les savoirs des uns ou des autres, il les cristallise, et ne les transcende pas : le narrateur conradien dans Lord Jim est une multiplicité de voix dont le mode narratif du discours indirect libre brouille les traits distinctifs 168 , mais qu’il serait abusif d’unifier.

Or, si cela est vrai de la connaissance des faits, ce peut l’être encore plus aisément de jugements à l’emporte-pièce comme celui incriminé sur « l’âme des nègres », ou de ces envolées lyriques dont rien ne dit qu’un matelot serait incapable : le reproche de l’inadaptation du style au statut subalterne du narrateur en effet « tombe à faux, puisque Conrad avait été simple marin avant de devenir grand romancier anglais » (Gautier 1982, p.1263). Le narrateur immanent conradien suffit en réalité à rendre compte des points 3c, 3d et 3e de la classification de Jacob Lothe revue par Cedric Watts.

Notes
168.

Comme le rappelle Josiane Paccaud-Huguet, « when the expressivity cannot be referred to a definite origin, ambiguity appears » (Paccaud-Huguet 1990, p.46).