4.2.1.3 Le narrateur & son discours

Prenons-en comme illustration le paragraphe même qui se conclut par l’allusion au « repulsive mask ». Il commence de façon plus flatteuse pour le « Nigger » :

‘The nigger was calm, cool, towering, superb. The men had approached and stood behind him in a body. He overtopped the tallest by half a head. He said : ‘I belong to the ship’. He enunciated distinctly, with soft precision. The deep, rolling tones of his voice filled the deck without effort. (Conrad 1897a, p.12)’

Ce sont là six phrases idéales pour qui voudrait se consacrer à une « défense » naïve de Conrad. Car si l’on veut bien se rappeler les poncifs fin-de-siècle sur les Nègres, ce passage est anti-raciste au possible : un Noir y apparaît en tout supérieur aux Blancs qui l’entourent (plus grand, plus calme, différant fort en cela du phénomène exotique que promène la princesse de Luxembourg sur la plage de Balbec, et dont il est dit qu’elle « fit payer les marchands par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l’émerveillement de la plage » (Proust 1918, p.555)) ; de plus, il parle un langage précis, plus précis peut-être que celui de ses compagnons, en tout cas à cent lieues du « petit-nègre » que l’on lit ailleurs 169 , ou que l’on entend jusque dans les années 1960 dans une publicité pour une boisson chocolatée qui faisait prononcer par un tirailleur sénégalais un « Y’a bon Banania » rappelant fâcheusement les caricatures africaines du premier Tintin au Congo (Hergé 1930) !

Il serait donc tentant (et réconfortant) d’attribuer ce renversement des clichés à Conrad lui-même en entendant dans ces phrases initiales la voix transcendante du narrateur « omniscient ». Mais cette interprétation n’est pas la plus « économique », selon le mot d’Umberto Eco (1990c), car le narrateur immanent suffirait à rendre compte d’une telle ouverture, lui qui justement incarne ce « corps » des matelots qui se forme « in a body », précisément derrière le Nègre. Les premières lignes refléteraient alors la première impression que Wait fait sur eux… avant qu’ils ne se ressaisissent, c’est-à-dire avant qu’ils ne recouvrent cette réalité paradoxale avec des clichés confirmés.

Car il va de soi que cette domination de Wait ne peut être acceptée sans broncher par un équipage blanc : celui-ci, dans une telle situation, à une telle époque, ne peut que trouver déplacée la supériorité de celui qu’ils n’appellent pas encore « Jimmy ». D’où les accusations qui pleuvent ensuite à son encontre : on le suppose « scornful », « condescending », « disdainful » (Conrad 1897a, p.12). Ce qui amènera son rabaissement à la première occasion :

‘He held his head up in the glare of the lamp – a head vigorously modelled into deep shadows and shining lights – a head powerful and misshapen with a tormented and flattened face – a face pathetic and brutal : the tragic, the mysterious, the repulsive mask of a nigger’s soul. (Ibid.)’

Nul doute que seul l’ensemble des matelots, seul le narrateur immanent, ne porte ce jugement, car nul doute que seuls ceux qui voient Wait dans cette lumière si particulière peuvent recevoir ces impressions. Un narrateur omniscient ne serait pas « dans l’axe » d’où il faut contempler cet instantané pour en goûter toutes les nuances.

Les tenants de « l’omniscience » souligneront peut-être cependant que des mots comme « tragic » ne s’expliquent pleinement que si l’on sait déjà que Wait va mourir. Auquel cas la « nigger’s soul » serait une annonce de sa séparation d’avec le corps imposant de « Jimmy », et son aspect « mysterious » ne viendrait que du manque de familiarité des vivants observant la scène (ou la lisant) avec les psychopompes qui se devinent rôdant autour de cette âme qu’ils s’apprêtent à enlever. Une telle préscience serait bien transcendante, dans la mesure où elle ne peut être attribuée à aucun des personnages présents…

Mais sur une telle lecture, il convient de faire trois remarques :

  1. La réintroduction de « l’omniscience » pour interpréter « tragic », « mysterious » et « soul », innocente du même coup Conrad : ce qui est « repulsive » chez Wait n’est alors plus en aucun cas sa négritude, c’est sa proximité avec la mort. Il ne s’agit donc plus de racisme mais d’un frisson celtique au passage de l’Ankou. Autrement dit, Conrad est raciste si et seulement si pèse sur lui la responsabilité d’une phrase aux sonorités abjectes ; cette responsabilité pèse sur lui si et seulement si s’entend en elle sa voix transcendante ; sa voix est transcendante si et seulement si elle est aussi « présciente » ; elle est « présciente » si et seulement si elle n’est pas raciste, mais prophétique… Bref : « Conrad est raciste si et seulement si il n’est pas raciste », preuve ab absurdo s’il en est que l’hypothèse de « l’omniscience » ne mène pas loin.
  2. La préscience que l’on peut supposer décelable (à la seconde lecture exclusivement) dans ces remarques sibyllines, n’est pas si extérieure qu’il y paraît au groupe des marins : un Singleton, vieux radoteur mystique, la manifeste assez dans la suite du récit, en annonçant par exemple que Wait mourra « in sight of land » (Conrad 1897a, p.96), pour qu’on décèle son influence ici, plutôt que celle d’un commentateur transcendant.
  3. La teneur apparemment raciste (du moins à la première lecture, quand échappe encore l’éventuel aspect programmatique) de ces lignes, n’est pas plus transcendante que la préscience de Singleton : elle est en prise directe avec les commentaires et l’attitude de Donkin (« blank his black soul » (Conrad 1897a, p.39)).

Ainsi, lire dans ces lignes les impressions non encore différenciées de la masse des matelots, y voir le discours immanent de ce groupe confus, c’est sans doute dédouaner Conrad de toute option fâcheuse, mais c’est surtout se donner les moyens de décrire le procédé narratif sans trébucher sur des contradictions insurmontables : au premier contact avec Wait, seule une pensée massive, grossière, collective, peut s’exprimer, qui mêle encore des voix qui ne s’individualiseront que plus tard. La narration ne peut qu’être immanente à ce stade, ce qui explique pourquoi le début du roman est si riche en passages de ce type.

Un exemple supplémentaire suffira à dépassionner cette question, en montrant l’immanence à l’œuvre dans un cas peu propice aux réactions épidermiques :

‘The passage had begun; and the ship, a fragment detached from the earth, went lonely and swift like a small planet. (Conrad 1897a, p.21)’

Cela semble transcendant, poésie autoriale en surplomb de ce que pourraient penser ou dire les personnages…

A y écouter de plus près, la voix de Conrad est totalement absente de cette phrase.

Sa présence en effet y ferait entendre ce paradoxe deux fois déjà observé (dans Lord Jim et dans The Shadow-Line) d’un navire immobile comparé à une planète lancée dans l’espace. Or, ici, la rapidité du bateau (« swift ») fait de la comparaison une platitude, un poncif, une banalité comme en utiliserait bien un groupe de matelots, mais comme chercherait à les éviter un narrateur individuel tant soit peu exigeant.

Les voix sans originalité du narrateur immanent sont donc les seules que l’on entende d’abord, dans l’image de la planète comme dans celle de la « great circular solitude » pour décrire l’océan.

Il est vrai qu’ensuite les sons se font plus ambigus : comparer le soleil à un « round stare of undying curiosity » n’est certes pas une nouveauté révolutionnaire mais cela fait tout de même suffisamment écho au nom « d’œil du jour » (matahari) que les Malais donnent au soleil, pour qu’on croie entendre ici la voix de celui qui a visité Kalimantan et Java sous celle de marins naviguant de Bombay à Londres… encore que la carrière d’un marin, surtout aussi âgé que Singleton, ne se cantonnât d’ordinaire nullement aux océans Indien et Atlantique. D’ailleurs, point n’est besoin d’être bilingue en malais pour parler d’orang utan, de thé, de mandarin ou de matahari : ce sont là des vocables que l’on peut entendre sur le premier dock venu.

Toutefois, la dernière phrase du paragraphe renverse si allègrement le poncif du temps étiré sur mer calme, qu’il semble difficile de ne pas y reconnaître un accent plusieurs fois désigné ici comme typiquement conradien :

‘The smiling greatness of the sea dwarfed the extent of time. The days raced after one another, brilliant and quick like the flashes of a lighthouse… (Ibid.)’

Mais cet accent, on l’a vu, ne se fait guère entendre que par réaction à la littérature marine séculaire, laquelle ne saurait tromper un vrai marin : ceux qui s’adonnent à la lecture préfèrent le Pelham de Bulwer-Lytton (voir Conrad 1897a, p.3) à Moby Dick. C’est que la chasse à la baleine a été vécue, notamment par le capitaine Allistoun, qui, « in his youth », « attained the rank of harpooner in Peterhead whalers » (Conrad 1897a, p.22). Or, à ce souvenir, le capitaine se fige 170 et ne semble nullement voir dans cette période la grande quête symbolique que décrit Herman Melville (1851) 171  : il y a à l’évidence un monde entre la vie à bord d’un baleinier et les vastes rêveries mystiques.

Du reste, ceux qui ne s’adonnent pas à la lecture sont de toute façon trop occupés pour trouver le temps long :

‘The men had shaken into their places, and a half-hourly voice of bells ruled their life of unceasing care. Night and day the head and shoulders of a seaman could be seen aft by the wheel […]. The faces changed, passing in rotation. […] All with the same attentive expression of eyes, carefully watching the compass or the sails. (Conrad 1897a, p.21) ’

Si bien que ce dernier paragraphe, placé juste après celui où « the days raced after one another », l’explique et le justifie : la sensation de temps étiré sur mer calme est bonne pour les oisifs en croisière, et non pas pour les matelots en service. Le paradoxe n’est plus une trouvaille d’auteur, mais un sentiment partagé par tous les marins, une idée immanente par conséquent.

Ainsi, le texte a grand soin, même quand il affirme son indépendance littéraire, de ne le faire que sur un mode compatible avec sa structure narrative, prenant garde de jamais tomber dans la transcendance. Les passages les plus « lyriques » sont tous ancrables dans la conscience des travailleurs de la mer embarqués sur le Narcissus.

Notes
169.

Y compris dans Le Côté de Guermantes, où le nègre de Mme de Luxembourg se lamente : « Grand-duc battu moi, moi pas canaille » (Proust 1920, p.1155).

170.

« When he spoke of that time his restless grey eyes became still and cold » (Conrad 1897a, p.22).

171.

La traduction française de « white whale » en « baleine blanche » renforce encore le « symbolisme » en traitant comme animal fabuleux ce qui en anglais peut fort bien n’être qu’un vulgaire beluga.