4.2.2.3 Pas plus Darien que Valois

Beaucoup de critiques ont évidemment perçu l’importance de ces « codes in conflict » (Meisel 1987, p.33). Mais l’identification des codes impliqués ne va pas de soi. Ainsi, certains parlent d’une « perceived incompatibility between English ideals and English practice » (Ash 1999, p.36), quand ce sont deux idéaux qui s’opposent. D’autres, liant explicitement la Spaltung du narrateur aux mouvements sociaux à bord du Narcissus, posent comme « central thematic concern » « the dichotomy of altruism and egotism » (Manicum 1986, cité in Ash 1999, p.20), allant parfois jusqu’à prendre à la lettre (et non comme un trompe-l’œil) le nom du bateau : l’empathie nommée supra est alors vue comme une « narcissistic seduction (and attraction) » (Alcorn 1984, cité in Ash 1999, p.20), tandis que « the self-sacrificing demands of duty » (Ibid.) relèvent de « l’altruisme ». Mais Beth Sharon Ash observe :

‘We might in a rough and ready way see Conrad valorizing duty as voiced by the third person, and as condemning the egotism and ‘deluded’ empathy of the first person, but the complicated cross-currents of the tale cannot be revealed through a rigid dichotomizing structure of interpretation. Further, the thematics, given by the two different narrative perspectives, are not just of an ethico-psychological nature, but also political and historically specific to late-Victorian England. (Ash 1999, p.21)’

C’est pourquoi bien des critiques ont préféré insister sur les aspects politico-historiques du roman. Mais cela s’est le plus souvent traduit en commentaires sur les options prétendument « conservatrices » de Conrad et sur la caricature qu’il fait de toutes les idées dites « de gauche ».

Ainsi, selon Cedric Watts, ce qui relève de « politically reactionary features » (Watts 1986, p.xi), ce qui pousse « the text’s political implications more to the right » (Ibid., p.xiii), c’est une adhésion à des « themes of which Kipling was a famed popularizer : the importance of the solidarity of people working as a team in a patriotic cause ; the value of a stoical ethic of labour and duty ; and the merit of ordinary men who, by doing the dirty work, know more of reality than do the gentlemen in remote offices who presume to legislate for all. » (Ibid.). Ce qui serait subversif en revanche, ce qui est prétendument attaqué dans le roman, « are disrespect for the hierarchy, fear, sloth and a sympathy which the text defines as vicarious egotism or oblique self-pity, all of which may lead to anarchy and destruction. » (Watts 1986, p.xvi). Si bien que « one central struggle in The Nigger is between conservative co-operation and subversive sympathy » (Ibid.).

Jacques Berthoud avait déjà analysé l’intrigue en termes semblables :

‘The crew of the Narcissus can be said to be caught between two antithetical ideas of what a community should be. The first, upheld by Allistoun and Singleton, is inspired by the specific requirements of a common task. The second, inculcated by two new members of the crew, the sickly negro from St Kitts, James Wait, and the shifty and rancorous cockney, Donkin, is based on a demand for individual rights. (Berthoud 1978, p.30).’

Autrement dit, l’équipage serait ballotté entre un code conservateur et nationaliste, dont le Sujet serait le Devoir et l’Ordre, d’une part, et un code subversif et anarcho-syndicalisant, dont le Sujet serait la Reprise individuelle, d’autre part.

Il est vrai qu’en 1897, le fort subversif Georges Darien a déjà publié ses romans antimilitaristes Bas les cœurs !(1870-1871) (1889) et Biribi (1890), et il fait paraître son roman anarchiste Le Voleur (1897). Mais il est vrai aussi que le même Darien n’acceptait ni droite ni gauche, « et voulait se situer plus loin, au-delà de l’une et de l’autre, dans une synthèse ultra qui n’est autre que le fascisme. » (Bellosta 1990, p.276).

Est-ce à dire que Conrad pose déjà le problème d’une opposition entre les « valeurs nationalistes et un anarcho-syndicalisme sorelien », problème que Georges Valois résoudra par « une synthèse, sous le nom de fascisme » (Bellosta 1990, p.277), entre les deux 173  ?

A si mal poser le problème, on finit par formuler de ces questions dont l’anachronisme devrait sauter aux yeux.

Le ridicule d’un Donkin en effet n’est pas forcément le reflet des options politiques, même temporaires, de Joseph Conrad. Il est surtout la conséquence de ses observations historiques : l’anarcho-syndicalisme, dans l’Angleterre de 1897 qui vient à peine de se doter d’un Labour Party en 1893, n’est pas encore une force que l’on peut prendre au sérieux ou craindre autant, malgré l’attentat de 1894 contre l’Observatoire de Greenwich, que les nihilistes russes, dont le nom remonte à 1863 et au Tourgueniev de Pères et fils. Conrad aurait certes pu lire Darien dans le texte, et ses amis les Garnett avaient des « Nihilist friends » (Conrad 1897f, p.344). Mais rien de tangible ne les liait à l’Angleterre. Raison suffisante pour les lecteurs, et les critiques écrivant après 1945, de ne pas se laisser influencer par des fantômes qui ne pouvaient pas hanter encore un écrivain en 1897.

Car le pseudo-subversif Donkin au fond n’est qu’un trompe-l’œil qui n’abuse nullement les marins du Narcissus. Il ne leur est rien. La quasi-mutinerie à bord n’est pas causée par ce discoureur fantoche, agitateur qui envenime peut-être la situation, mais qui n’en est pas l’origine.

La source de cette mutinerie avortée est à chercher ailleurs.

Notes
173.

De telles synthèses autoritaristes à partir du discours anarchiste individualiste ne surprennent que ceux qui mettent l’accent sur une hypothétique « liberté anarchique » (Sartre 1949, p.48) qu’impliquerait la position « anar de droite ». En réalité, en jouant l’individu contre toute institution, cet anarchisme extrêmement de droite ouvre grand la porte aux cultes de la personnalité et aux (re)prises individuelles… du pouvoir. D’une telle révolution individualiste (que ne nomme pas Gilles Lipovetski (1983) entre celle de 1789 et celle de 1968, et pour cause) aux pouvoirs « forts » (fasciste, nazi, stalinien ou poujadiste), il n’y a qu’un pas.