4.2.2.5 Conservatisme à la Disraeli

Le problème crucial est en réalité un problème interne. C’est-à-dire un problème non seulement interne à l’Angleterre, mais à son aile droite aussi bien : c’est que les deux codes qui s’affrontent, l’un d’inspiration nationaliste qui parle de devoir, l’autre d’inspiration chrétienne qui parle de compassion, sont aussi conservateurs l’un que l’autre, aussi ancrés dans la tradition marine et britannique, aussi décisifs dans l’idéologie dominante victorienne.

C’est pour cela, et pour cela uniquement, que l’ordre social profond est menacé : la société se fissure par le poids de ses propres piliers moraux, s’écartèle sous l’action de ses deux chevaux de trait dont l’un tire à hue et l’autre à dia. La faillite des idéaux culminera en 1915-1916 comme il a été vu à propos de The Shadow-Line, mais elle s’amorce dès la fin du XIXe siècle.

Ainsi, ce n’est pas un hasard si le fondateur du Conservative Party (successeur du Tory), Benjamin Disraeli, a été le double avocat de l’impérialisme britannique (amenant le contrôle du Canal de Suez en 1875, faisant couronner la reine Victoria Empress of India en 1876, annexant le Transvaal en 1877), et des droits de la classe ouvrière (se préoccupant notamment des quartiers insalubres (des slums), de la santé publique et des conditions de travail). Impérialiste, Disraeli faisait son devoir d’homme d’Etat ; concerné par les questions sociales, il faisait montre de l’empathie attendue dans une Angleterre assez pratiquante pour exiger de ses premiers ministres qu’ils fussent au moins baptisés selon le rite dominant. Disraeli résume cette question, interne au parti conservateur, de la compatibilité de ses deux codes moraux.

Ainsi, Conrad ne se moque-t-il ni du socialisme ni même du réformateur maritime Samuel Plimsoll (1824-1898), lui qui, à la même époque, pouvait aussi bien sembler partager certaines positions « Labour Party » de Cunninghame Graham (voir Conrad 1897h, pp.424-426 ; et encore Conrad 1899b, pp.157-160) : c’est Knowles qui les révoque tous deux en doute (Conrad 1897a, p.79), et cela n’a aucune importance. Conrad n’oppose pas même, et c’est là l’erreur récurrente des critiques modernes, une idéologie unique de droite à une menace de gauche. Il pose un problème interne à la droite dans un magazine de droite, The New Review, où s’expriment couramment « Henley’s patriotic, royalist and imperialistic opinions » (Watts 1986, p.xiv).

Il interroge et ne répond pas. En lui non plus cette polyphonie n’est pas réductible : si compassion et devoir ne se concilient pas, comment se conduire ? Il ne le sait sans doute pas plus que ses marins ni que ses officiers : Allistoun lui-même compatit avec son Jimmy en phase terminale, en lui interdisant l’accès au pont (Conrad 1897a, p.88), à la surprise générale (« He disappeared down below, leaving his mates facing one another, and more impressed than if they had seen a stone image shed a miraculous tear of compassion over the incertitudes of life and death… » (p.94)), alors même qu’il ne sympathise aucunement avec les divers « mouvements » de gauche, disant facilement d’autres mutins ce que la bourgeoisie française avait dit en 1871 des communards : « I knew what they wanted : they wanted to broach cargo and get at the liquor » (p.101).

Conrad ne sait pas plus comment se conduire que son narrateur… ou que ses éditeurs, tout henleyens qu’ils fussent. La polyphonie traverse le narrateur parce qu’elle traverse l’auteur lui-même, qu’elle traverse les marins, l’Angleterre, Disraeli, la reine, toute la société britannique de ce temps.

La polyphonie est donc l’alpha et l’omega du roman, son sujet et son objet, sa trame et sa profondeur.

L’émergence s’ensuit, les dés tournoient, nul ne sait sur quelle option ils vont retomber au prochain heurt entre devoir et compassion : le navire qui a flotté une fois, plus blanc que jamais, pourrait bien couler. Il s’en est fallu de si peu !