4.2.3 Bilan : le roman fissuré

Tous les éléments du « grand » roman sont ainsi réunis ici.

La polyphonie est authentique, et aussi historique que Bakhtine la souhaitait, puisqu’elle traduit une fracture dans l’idéologie dominante au moment (historique) même où celle-ci triomphe, le Liberal Party, pourtant issu des Whigs, n’offrant pas d’alternative idéologique mesurable du point de vue moral des codes de conduite, et le Labour Party n’en étant qu’à ses balbutiements, articulés par un William Morris, un Keir Hardy et un Cunninghame Graham qui n’a pas encore commencé de s’en éloigner.

De même, l’émergence ici n’est pas un vain mot, pour peu qu’on comprenne celui-ci comme désignant, non pas une évolution marquée, mais le moment où les dés tournoient en l’air et où tout est possible : survie, renforcement, affaiblissement ou rupture du Sujet idéologique conservateur.

Enfin, le temps s’étire au beau milieu de la tempête, non seulement parce que, comme dans ‘Typhoon’, on passe juste dans l’œil du cyclone (« the ship […] remained on her side, vibrating and still, with a stillness more appalling than the wildest motion […] ; immobilised in a great craving for peace […] right into the wind’s eye » (Conrad 1897a, p.40)), mais parce qu’il est de l’essence des chronotopes marins chez Conrad de contraster avec les chronotopes marins des autres écrivains. Ainsi, le temps ralentit même quand la furie reprend :

‘The West-country men lay big and stolid in an invulnerable surliness. A man yawned and swore in turns. Another breathed with a rattle in his throat. […] One or two passed, with a repeated and vague gesture, their hand over their faces, but most of them kept very still. In the benumbed immobility of their bodies they were excessively wearied by their thoughts, that rushed with the rapidity and vividness of dreams. (Conrad 1897a, p.57)’

Cependant, le mode de ralentissement ici n’est pas stroboscopique, mais lié à la pesanteur d’un ennui (« yawned » ; « benumbed ») que ne dissipent ni le tourbillon de la tempête (qui n’a d’effet à long terme que de recentrer (dans l’œil du cyclone) les préoccupations surla survie de James Wait), ni l’émergence (qui se résout vite dans la routine, si bien que les dés retombent par la seule force de l’inertie), ni la polyphonie (qui ne fait guère que laisser l’équipage ruminer ses propres pensées, tantôt doutant de la maladie de James Wait et revenant au Devoir, tantôt y croyant et s’abandonnant alors à une Compassion temporaire, voire réticente).

Pesanteur, recentrage, retombée, inertie, introversion : le chronotope ici est centripète, non au sens d’une focalisation, d’une consolidation par accroissement de la densité, mais au sens d’une menace d’effondrement par excès de gravité. La société britannique, encore géante rouge rayonnant de tout son impérialisme, se lézarde sous le poids de ses références historiques et pourrait sous peu se muer en naine blanche.

Le roman lui-même se fissure entre ses références à Salammbô (« Dans mon traitement des marins il y a un pâle reflet de la grande maîtrise de Flaubert dans son traitement des Mercenaires » (Conrad 1909d, p.310)), à Bel-Ami (le chat « in the pose of a crouching chimera » (Conrad 1897a, p.4) rappelle le chat de Maupassant « avec sa pose de Chimère accroupie », comme l’observe Cedric Watts (Watts 1986, p.134, n.14)), à La Rochefoucauld (« The latent egoism of tenderness » (Conrad 1897a, p.102) rappelle cette « pitié » janséniste qui « est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber » (Watts 1986, p.140, n.47)), ou au Nietzsche de Der Antichrist qui seul explique le « we were becoming highly humanised, tender, complex, excessively decadent » de Conrad (1897a, p.103), par ce jugement selon lequel la pitié, as « one of the chief instruments for the advancement of décadence – […] persuades to nothingness ! » (cité par Watts 1986, p.140, n.48)).

Dans l’entre-deux d’une navigation entre océans Indien et Atlantique, dans cet espace lui-même dédoublé, 1897 n’annonce rien de bon :

‘In his collection of review articles entitled In Peril of Change, the liberal politician and widely read journalist Charles Masterman voiced the typical anxiety of the 1880s and 90s. He notes that beneath the surface tranquility, where ‘outwardly things seem settled and unchanged’, England stood on ‘the verge of some vast disquietude, [and] our ears might well be deafened by the noise of the crash of elements, of growing and dying worlds’. (Ash 1999, p.35)’