4.3.3 Change of scope : d’un parti à un Empire

Sans doute, nous l’avons dit, le Royaume-Uni de 1897 est-il relativement apaisé, et c’est pourquoi The Nigger of the ‘Narcissus’ peut se préoccuper de questions idéologiques (internes au parti conservateur, ex-Tory), alors que celles-ci ne sont qu’effleurées au début de ‘Youth’ avec ce « lawyer » qui, en tant que « fine crusted Tory » est à la fois un « High Churchman » et une « soul of honour » (Conrad 1898b, p.151).

Mais c’est que ‘Youth’ ne se situe plus en 1897.

Ecrit en 1898, le texte nous renvoie avec insistance « twenty-two years ago » (pp.152 & 153), soit en 1876, l’année même où Victoria est consacrée Empress of India 177 .

En un sens, c’est aussi une année calme. Mais avec le recul, ce calme à « l’intérieur » de l’Empire britannique ne peut que sembler précaire, puisque l’année suivante est une des plus « actives », et parfois des plus troublées, du ministère de Benjamin Disraeli.

C’est en 1877 en effet que celui-ci annexe le Transvaal, en Afrique du Sud.

Mais c’est en 1877 aussi que la Russie déclare la guerre à la « Turquie », c’est-à-dire à l’Empire ottoman, dérangeant en cela bien des rivaux européens, y compris le Royaume-Uni. Cela les dérange tant que le Congrès de Berlin l’année suivante obtiendra des concessions de la part des Russes, notamment sous la pression du premier ministre britannique.

Enfin, le Soudan de 1877 est aussi un sujet de préoccupation outre-Manche. Il faudra un Charles George Gordon pour rassurer la Couronne : c’est lui en effet qui gouvernera le Soudan égyptien de 1877 à 1880.

On le voit, l’année 1877 décidément est celle de tous les « concerns » pour la patrie adoptive de Conrad. Or, l’un au moins de ces événements majeurs pour la politique « impérialiste » britannique apparaît en filigrane dans ‘Youth’. Que nous sont en effet les lectures de Marlow, sinon un repère historique ? N’est-il pas étrange que ce narrateur passe cinq lignes à commenter Carlyle et Burnaby ?

Il est vrai qu’une lecture du Sartor Resartus pendant une vérification vestimentaire menée par la femme du capitaine (« She overhauled my outfit for me » (Conrad 1898b, p.154)) est de l’ordre de l’humour de potache, puisque le sous-titre de l’ouvrage de Thomas Carlyle (Le Tailleur reprisé) est La Philosophie du vêtement (Thomas 1985, p.1252).

Mais que dire de la lecture du Ride to Khiva ? L’ouvrage du « soldier » Frederick Gustavus Burnaby (Conrad 1898b, p.154) n’est plus guère en rapport avec le geste généreux de Mrs Beard reprisant les chaussettes de Marlow !

Bien plutôt la référence fonctionne-t-elle comme un terminus a quo pour la diégèse : publiée en 1875, la Chevauchée vers Khiva situe indirectement ‘Youth’ dans les années qui suivent, et pourquoi pas l’année même où Jules Verne, connu pour souvent « revoir » les œuvres des autres, raconte une histoire similaire dans son Michel Strogoff (Verne 1876) ?

Mais Burnaby, qui « participa à l’expédition Gordon au Soudan jusqu’à Khartoum » (Thomas 1985, p.1252), fait aussi le lien avec l’un de ces pays dont l’Angleterre se soucie en 1877.

De plus, l’attitude des Russes en Turquie en 1877 n’est pas sans rappeler celle qu’ils ont adoptée en Tartarie du temps de Burnaby, et qu’ils adoptent encore en Mandchourie en 1898 : attitude dont Conrad se préoccupe dès avril, c’est-à-dire avant d’achever ‘Youth’.

C’est dans une lettre à Spiridion Kliszczewski datée du « 12 th April » en effet qu’il apostrophe ainsi son correspondant : « What do you think of foreign affairs ? » (Conrad 1898e, p.54), parce que, pour sa part, Conrad est « simply sick to see the blind and timid bungling of the men at the head of affairs ». Mais précisément : ce qui le rend tellement « malade » est l’attitude du premier ministre en poste, le Marquess of Salisbury, qui, en tant que Foreign Secretary, « tried to improve relations with Russia just when that country was consolidating its hold over Port Arthur in Manchuria » (Karl & Davis 1986, p.55, n.1).

Conrad commente :

‘This is this country’s very last chance to assert itself in the face of Russia and indeed of the whole Europe. I am convinced that at this moment all the chances would be in favour of England and after a first success there would be no lack of friends and allies. But there ! What’s the use of talking ; I am not foreign minister. (Conrad 1898e, p.54-55)’

Et Lord Salisbury n’est pas Burnaby : ce dernier a entrepris sa chevauchée vers Khiva, « à travers la Tartarie, après qu’il eut appris que le gouvernement russe avait interdit l’accès à l’Asie Centrale aux voyageurs européens » (Thomas 1985, p.1252). Le marquis au contraire ne bouge pas quand les Russes prétendent se rendre maîtres de la Mandchourie : il reviendra aux Japonais de les en déloger, mais ce sera en 1904-1905.

Enfin, si la guerre des Bœrs n’a pas commencé au moment où paraît ‘Youth’, un esprit aussi politiquement tendu que celui de Conrad ne pouvait manquer d’en détecter les signes avant-coureurs. A l’annexion du Transvaal en 1877 allait en effet répondre une guerre qui s’étirera de 1899 à 1902, et à laquelle l’écrivain ne cessera de faire allusion dans sa correspondance à partir d’octobre 1899 (Conrad 1899g, p.206-207).

C’est dire si 1898 ressemble à 1876 : rien ne se déclare encore franchement, mais l’ambiance générale invite à un pessimisme que d’autres événements, comme cette guerre hispano-américaine qui commence les 24 et 25 avril 1898 (et qui se traduira par un changement de domination sur Cuba, Porto Rico, les Philippines et Guam), ne peuvent que renforcer.

C’est pourquoi Conrad semble écrire et publier sa nouvelle d’urgence. Sans doute la multiplication des signes de tension internationale l’alerte-t-elle d’autant plus que se devinent dans le milieu politique britannique des dissensions internes qui risquent de faire perdre au Royaume-Uni la capacité de surmonter victorieusement les épreuves qui l’attendent. Une voix, souvent audible chez l’exilé polonais que demeure Conrad, bien qu’elle soit parfois assourdie, reprend alors en lui de la vigueur et enrichit d’harmoniques géopolitiques le son rendu par sa fiction.

Ainsi reviennent en mémoire quelques faits historiques, avec lesquels la nouvelle de 1898 entre en « relation dialogique ». Par exemple, il est connu qu’aucun bâtiment (de guerre) britannique n’a jamais pu « atteindre » la Thaïlande, qui est toujours restée indépendante : la Judea comme les autres échoue à l’approcher 178 . Aucun bâtiment britannique non plus n’a jamais pu reprendre Java aux Néerlandais : les marins de la Judea peuvent sans doute espérer y trouver refuge, certainement pas y faire une arrivée triomphale. Le Royaume-Uni ne colonise pas toujours tout ce qu’il voudrait. Le ferait-il qu’il faudrait malgré tout se garder du triomphalisme, et éviter que l’Empire britannique de 1898 ne subisse le sort de la Judée, la Judea 179 , qui, après le règne de « Solomon the Jew » (Conrad 1898b, p.162), s’est fragmentée entre Israël et Judah.

Non, certes, que les craintes fussent vraiment fondées sur des échecs patents. Mais « the danger to the Empire » se profile néanmoins aux yeux de Conrad sous la forme d’une « conspiracy (to oust the Briton) [which] is ready to be hatched », non seulement en Afrique du Sud, mais aussi « in other regions » (Conrad 1899h, p.211).

Notes
177.

Le narrateur Marlow ne peut pas être né la même année que Conrad : il faudrait pour cela se situer en 1877, puisque Marlow alors serait aussi « just twenty » (Conrad 1898b, p.152). Mais on ne voit pas par quel arbitraire on décompterait alors de 1899 (1877 + 22) : Conrad, qui dit avoir fini ‘Youth’ dans une lettre datée du 3 juin 1898 (Conrad 1898f, p.63), n’a pas un instant envisagé de remettre sa publication à l’année suivante, puisque dès le 11 juin il remercie William Blackwood pour l’avance que celui-ci lui a versé sur la parution de la nouvelle dans son Blackwood’s Edinburgh Magazine (le ‘Maga’) (Conrad 1898g, p.67). Or, si aucun millésime n’est spécifié, c’est qu’il nous incombe de compter de l’année courante : la fonction de l’auditoire de Marlow, décrit au début, et de ce « I » qui ne pèse en rien sur la suite du récit (Conrad 1898b, p.151), est, outre de distancier la voix de Marlow, d’ancrer sa narration dans la contemporanéité. Il faut donc admettre que Marlow est né en 1856, et que ‘Youth’ se situe bien en 1876.

178.

Bangkok pour Conrad reste « the Oriental capital which had as yet suffered no white conqueror » (Conrad 1916a, p.243).

179.

Le passage du Palestine à la Judea n’est pas un simple clin d’œil de la fiction à la biographie! (Sur les bateaux effectivement connus de Conrad, cf Annexe A)