4.3.4 Le feu sur l’eau

Serait-il possible de voir un renchérissement sur ces annonces alarmistes dans la façon qu’a Conrad de traiter les éléments naturels au long de sa nouvelle ?

Depuis Gaston Bachelard il est d’usage de mêler à l’étude de textes des remarques sur les quatre éléments de la philosophie platonicienne : l’air, le feu, l’eau et la terre. Aussi Claude Noël Thomas élabore-t-il sur ces thèmes dans sa ‘Notice’ sur ‘Jeunesse’ :

‘L’eau dans ‘Jeunesse’ s’oppose et s’unit au feu, mais le feu de la Judée est finalement absorbé par les ténèbres aquatiques. Une tradition africaine peule attribue au feu une origine terrestre et une destinée céleste, puisqu’il s’élève dans les airs, tandis que l’eau est d’origine céleste et de destinée terrestre, puisqu’elle tombe en pluie. (Thomas 1985, p.1244)’

Mais c’est là la limite des commentaires de ce type : on y passe d’une banalité (« l’eau dans ‘Jeunesse’ s’oppose et s’unit au feu… ») à une « trouvaille » dont on ne voit guère la pertinence (on ne s’attendait guère de voir les Peuls en cette affaire !). De plus, dans une telle approche, les éléments sont étudiés pour eux-mêmes. Certes, leurs « unions » et leurs « oppositions » sont aussi mentionnées, comme dans les croyances animistes ; mais jamais ne sont prises en considération leurs positions relatives. Enfin, à réduire avec Platon leur nombre à quatre, on ne sera jamais frappé de l’absence du cinquième.

Puisqu’Asie il y a dans ‘Youth’, mieux vaudrait pourtant ne pas ignorer la philosophie asiatique (d’origine chinoise) des cinq éléments.

Celle-ci est assez proche de la conception platonicienne : on y retrouve le feu, la terre, l’eau, et même l’air, puisque le bois chinois est associé au vent. La différence entre la Chine et la Grèce, c’est la prise en compte dans l’Empire du Milieu d’un élément supplémentaire : le métal.

Or, s’il n’apparaît pas dans ‘Youth’, la nouvelle cependant insiste sur son absence : « [The Judea] was all rust » (le fer en est donc effacé par oxydation) et on ne trouve pas « a bit of brass about her » (Conrad 1898b, p.153), les loquets des portes étant eux-mêmes en bois. Mais nier son existence, c’est malgré tout le nommer, c’est-à-dire obliger tout lecteur à le prendre en compte, précisément en tant qu’élément protecteur manquant, celui qui aurait peut-être limité les dégâts causés par un incendie. Celui à tout le moins dont l’absence est digne d’être notée.

Indirectement donc, Conrad dépasse déjà ainsi le cadre trop strictement européen d’une philosophie des éléments naturels. Mais il va plus loin : il emprunte à l’Asie, non seulement son métal, mais sa théorie des relations entre éléments. Nommément, si Conrad utilise le Feu et l’Eau dans ‘Youth’, il les situe aussi spatialement l’un par rapport à l’autre.

En cela toutefois, il n’est pas vraiment novateur : la littérature fin de XIXe siècle joue volontiers avec l’image du feu sur l’eau. Victor Hugo le fait déjà dans Napoléon-le-Petit en montrant un peuple inconscient campant sur les eaux gelées de la Neva : « on allume du feu sur cette eau » (Hugo 1853, p.422a) 180  ; et Paul Claudel le fait encore, quoique plus discrètement, en 1906, quand ses colons Ysé, Mesa et Amalric, assiégés par les Boxers chinois révoltés, parlent d’abord du soleil qui se couche puis de l’incendie du club, c’est-à-dire du Feu sous ses deux formes les plus courantes, avant de s’attacher aux liquides (sang, lait, latex), c’est-à-dire à une Eau métonymique (Claudel 1906, acte III, p.1033).

Si bien qu’en 1898, c’est Conrad qui reprend cette image, avec sa Judea qui n’en finit pas de se consumer sur les océans (ce qui est par ailleurs l’essence même des bateaux à vapeur : « Now the travelling multitudes are taken to their destination because of the invariable resistance of water to the screwing motion of the propeller, with which fire (that other element) has a lot to do » (Conrad, ‘Ocean Travel’, 1923b, p.35)).

Cependant, si l’image a tant inspiré les écrivains occidentaux, c’est d’abord parce qu’elle prend en Chine, et plus précisément dans son plus ancien livre, le Yi-King, un sens très précis.

Est-ce un hasard en effet si l’hexagramme 64 de ce vénérable ouvrage place lui aussi le feu
sur l’eau
 ? Est-ce un hasard s’il signifie « Avant l’accomplissement », c’est-à-dire « une époque où c’est tout d’abord le désordre qui prévaut » (Yi-King, p.793-794) avant que ne s’instaure un ordre nouveau, pendant ce « temps où le passage du désordre à l’ordre n’est pas encore accompli » (Yi-King, p.290), mais s’annonce par l’existence même du désordre ?

Quoi qu’il en soit, Hugo comme Claudel insistent bien tous les deux sur le désordre (causé par la petitesse d’un Louis Bonaparte se prenant pour Napoléon pour l’un, par les révoltes contre les colons pour l’autre) qui précède un ordre nouveau (le retour à la République pour l’un 181 , ou l’indépendance de la Chine pour l’autre).

Certes, Victor Hugo connaissait au moins de la Chine le style d’ameublement qui lui servira à décorer sa maison d’exil, justement sous Napoléon III ; et Claudel, l’ex-consul en Chine, a adapté en français les textes de Mong Hao-jan, poète chinois du VIIIe siècle (689-740). Ce sont là les signes d’une sinophilie qui resterait à établir chez Conrad.

Mais enfin, son jeu sur les éléments, même s’il lui est plus inspiré, par-delà l’anecdote personnelle, d’Hugo que de Confucius, ne contredit en rien, c’est le moins que l’on puisse en dire, le sens historique de sa nouvelle.

Notes
180.

« Nous sommes en Russie. La Neva est prise. On bâtit des maisons dessus ; de lourds chariots lui marchent sur le dos. Ce n’est plus de l’eau, c’est de la roche. Les passants vont et viennent sur ce marbre qui a été un fleuve. On improvise une ville, on trace des rues, on ouvre des boutiques, on vend, on achète, on boit, on mange, on dort ; on allume du feu sur cette eau. On peut tout se permettre. Ne craignez rien, faites ce qu’il vous plaira, riez, dansez, c’est plus solide que la terre ferme. Vraiment cela sonne sous le pied comme du granit. Vive l’hiver ! vive la glace ! en voilà pour l’éternité ! Et regardez le ciel, est-il jour ? est-il nuit ? Une lueur blafarde et blême se traîne sur la neige ; on dirait que le soleil meurt. » (Livre 1, ‘L’Homme’, II, ‘On se réveillera’).

181.

Le passage cité de Napoléon-le-Petit s’achève ainsi : « [On dirait que le soleil meurt.] Non, tu ne meurs pas, liberté ! Un de ces jours, au moment où on s’y attendra le moins, à l’heure même où l’on t’aura le plus profondément oubliée, tu te lèveras ! ».