4.3.5 Piètres sémiologues

L’Angleterre donc serait en danger, comme l’est la Judea. A qui la faute ?

Nul doute que la nouvelle montre du doigt les lacunes des officiers du bord. On peut bien sûr blâmer le capitaine lui-même :

‘Old Beard has none of the dignity or self-command that one expects from a skipper; when the Judea is damaged by a collision in the dock Beard’s immediate – and highly unprofessional – concern is for his wife’s safety. He gets her into the ship’s boat which has no oars and a loose painter (further signs, I take it, of Beard slack seamanship). (Batchelor 1994, p.76-77)’

Mais l’équipage pardonne aisément ces petits (?) travers.

Ce qui semble plus grave est l’incapacité, de quelque officier ou matelot que ce soit, d’anticiper un problème dont les signes se font pourtant clairs avant même le départ de Falmouth.

Cela commence par un constat : le charbon de la cale est mouillé. Non pas mouillé dans le sens d’humide, mais dans le sens de noyé :

‘We pumped all the four hours. We pumped all night, all day, all the week – watch and watch. She was working herself loose, and leaked badly – not enough to drown us at once, but enough to kill us with the work at the pumps. (Conrad 1898b, p.157)’

On ne saurait insister davantage : tout l’équipage sait que le charbon est détrempé. Mais il ne s’inquiète pas des conséquences, bien qu’il ait les connaissances suffisantes et pourrait les anticiper, car lorsqu’enfin Marlow en vient à la conclusion que « the cargo was on fire » (Conrad 1898b, p.163), il n’hésite pas une seconde sur les causes de l’incident :

‘You see it was to be expected, for though the coal was of a safe kind, that cargo had been so handled, so broken up with handling, that it looked more like smithy coal than anything else. Then it had been wetted – more than once. It rained all the time we were taking it back from the hulk, and now with this long passage it got heated, and there was another case of spontaneous combustion. (Ibid.)’

« There was another case » laisse entendre que ces combustions spontanées ne sont pas rares, et qu’en tout cas Marlow en a entendu parler auparavant.

L’encyclopédie du marin aurait donc dû suffire déjà à ce stade pour donner au signifiant /wet-coal/ un signifié « danger de combustion ». Mais curieusement, personne ne songe à s’y référer.

C’est encore plus surprenant, et coupable, lorsque « all the rats left the ship » (Conrad 1898b, p.161). Car cette fois, « l’encyclopédie » est consultée. Mahon rappelle qu’elle mentionne « the intelligence of rats », qu’elle leur fait la réputation de savoir « what is safe or what is good for them » (Ibid.) : les rats quittent le navire quand celui-ci est perdu.

Mais au lieu de donner au signifiant /rats-leaving-the-ship/ le signifié que lui reconnaît l’encyclopédie : « navire en détresse », Mahon préfère croire que « the ship was made seaworthy » et que les rats sont des « fools ». Verdict avec lequel Marlow tombe d’accord : « After some talk we agreed that the wisdom of rats had been grossly overrated » (Conrad 1898b, p.161).

Autrement dit, qu’ils observent la cargaison ou les mouvements des rats, les marins refusent d’y lire des signes à interpréter.

Ce serait là un cas supplémentaire d’a-sémiosis, s’ils n’interpétaient jamais rien. Mais il leur arrive aussi d’interpréter « à vide », c’est-à-dire de supposer un signifié même quand il n’y a pas de signifiant.

C’est ainsi que Mahon prophétise que l’aventure « would end badly » (Conrad 1898b, p.160), alors qu’il n’a pour indice que la visite de l’armateur. De même, le « boat-man » dit à Marlow que la Judea « will never get to Bankok », sans indice du tout cette fois, ce qui n’empêche pas le narrateur de frissonner : « ‘That’s all you know about it’, I said scornfully – but I didn’t like that prophecy at all » (Ibid., p.161).

C’est donc une séparation entre signifiants et signifiés qu’opèrent constamment les marins de la Judea, des officiers aux matelots : sans signifiants, ils développent des signifiés prophétiques ; face aux faits, ils oublient de les voir comme signifiants et de leur attribuer le signifié que leur encyclopédie atteste pourtant. Ils sont donc tous coupables de dislocation sémiosique. Si bien qu’une odeur persistante de « paraffin-lamps » même ne conduit qu’à cette plaisanterie : « ‘Funny smell, sir’, I answered negligently. ‘It’s good for the health they say’, and walked aft » (Conrad 1898b, p.162-163).

Or, c’est aussi par dislocation sémiosique que la lourde responsabilité qu’ils portent tous passe inaperçue de ces hommes : c’est grâce au signifié « destin », sans signifiant aucun pour l’appuyer, qu’ils peuvent arriver au bout de leur mésaventure sans s’être une seule fois interrogés sur le fait qu’ils ont été tout du long incompétents. Le signifiant /ignorance-de-la-cargaison-des-rats-et-des-odeurs/ devrait s’interpréter comme « faute professionnelle ». Marlow préfère parler de « that ship doomed to arrive nowhere » (Conrad 1898b, p.169).