4.3.7 Homéostase

Le temps s’est peut-être ralenti pendant la période faste de 1876 à 1897. Mais aussi ralenti, aussi statique, soit-il, il ne s’en écoule pas moins : le verre, que sa viscosité extrême fait paraître solide, demeure malgré tout un liquide. Les délais n’annulent pas l’issue : tôt ou tard « a stealthy Nemesis » qui jusque-là « lies in wait », « pursues, overtakes so many of the conquering race, who are proud of their wisdom, of their knowledge, of their strength » (Conrad 1898b, p.180).

Le temps rattrape les conquérants s’ils n’y prennent garde.

Et pourtant, Conrad ne se fait pas faute de retarder l’issue négative à bord de la Judea !

C’est le chargement du charbon lui-même qui se fait d’abord attendre. Non seulement le trajet de Londres à Newcastle se fait en seize jours à cause d’un coup de vent (« We took sixteen days in all to get from London to the Tyne ! » (Conrad 1898b, p.154)), mais « when we got into the dock we had lost our turn for loading, and they hauled us off to a tier where we remained for a month » (Ibid.).

Ensuite, une fois chargé (« They loaded us at last » (Ibid.)), la Judea entre en collision avec un steamer, ce qui endommage le voilier : « It wasn’t much, but it delayed us three weeks » (Ibid., p.156). Si bien que « when we made that start for Bankok we had been already three months out of London », alors que « we had expected to be a fortnight or so – at the outside » (Ibid.). Le retard en lui même se monte donc à deux mois et demi : au lieu d’appareiller en « October » (p.153), « it was January » (p.156).

Et voilà qu’un deuxième grain s’abat sur la Judea en plein Atlantique, ce qui l’oblige à faire demi-tour et à revenir sur Falmouth.

Obligés de pomper sans cesse, les marins en pleine tempête bien sûr voient le temps s’allonger : « it seemed to last for months, for years, for all eternity » (p.157). C’est-à-dire qu’à l’inverse de ce que répète le cliché littéraire, ce n’est pas la contemplation (Schauen) qui leur fait perdre la notion du temps (« verlor ich die Zeit », dirait Stefan Zweig (Zweig 1922, p.24)) : c’est le surmenage : « we forgot the day of the week, the name of the month, what year it was » (Conrad 1898b, p.157).

Il va de soi que dans un temps aussi dilué, la compréhension des événements ne peut être que retardée aussi : que le narrateur « felt something hard floating on deck strike the calf of my leg » sans saisir de quoi il s’agit, et mette six lignes à identifier « a saucepan », pour n’en conclure quelque chose à propos de la destruction des cuisines que trois lignes plus tard (Conrad 1898b, p.158), n’est pas qu’une occurrence anecdotique du prétendu « delayed decoding » conradien. Toute la nouvelle étant infiltrée de cette particularité que « there were delays » (p.159), ces derniers prennent toutes les formes connues.

Bien entendu, les délais majeurs sont dus aux avaries : la Judea finit par faire partie du paysage de Falmouth, parce que le navire « has been here six months – put back three times » (p.160).

Mais, même remise en état et « seaworthy », elle n’avance plus guère : « mostly we strolled on at the rate of three miles an hour » ; « she lumbered on through an interminable procession of days » (p.162).

C’est dans cet enlisement général que s’incrivent des passages comme la décomposition d’un mouvement qui commence par l’impression que le « carpenter » « was trying to tilt the bench » où Marlow s’est assis (p.165) et ne s’achève que douze lignes plus bas par : « I am falling into the after-hatch » (p.166). Il ne s’agit donc pas d’un simple jeu poético-humoristique, mais d’un élément d’un système cohérent.

Un système où le temps s’englue tellement qu’on peut le croire parfois cristallisé, comme à Falmouth, de même que le feu à certains moments s’assoupit tellement qu’on peut le croire éteint : « In two days there was no smoke at all » (Conrad 1898b, p.165).

Or, cette homéostase 182 repose avant tout sur une « delusion » (Conrad 1898b, p.165), comme l’extinction d’un feu qui ne fume plus : le temps comme l’incendie prendront par surprise tous ceux qui sont « on the broad grin » (Ibid.), car la flamme ne meurt que quand l’explosion couve. Que trente pages s’écoulent entre le moment où le feu est mis aux poudres de charbon, faisant fuir les rats, et celui où la cale saute n’y change rien.

Notes
182.

« Homéostase, comme fonction d’un système entretenant son propre équilibre » (Lacan 1953, p.315).