4.3.8 Désirs & réalités

Qualifier d’homéostatique le chronotope de ‘Youth’ se justifie donc. Mais il faut alors aussi prêter l’oreille aux résonances de ce concept d’homéostase et s’assurer qu’aucun contresens potentiel ne compromet son emploi ici. En particulier : peut-on lire la nouvelle en gardant à l’esprit que « le principe du plaisir est [lui aussi] principe d’homéostase » (Lacan 1964, p.39) ?

La question n’est pas oiseuse si, au principe du plaisir, on oppose le désir :

‘Le désir, lui, trouve son cerne, son rapport fixé, sa limite, et c’est dans le rapport à cette limite qu’il se soutient comme tel, franchissant le seuil imposé par le principe du plaisir. (Lacan 1964, p.39)’

Car que font les marins du Judea, sinon constamment manquer l’acte qu’imposerait leur désir conscient d’acheminer le charbon à bon port, pour mieux s’installer dans le statu quo, « au seuil le plus bas de la tension dont il[s] vivote[nt] » (Lacan 1963, p.251) ?

Certes, un coup de vent dès « Yarmouth Roads » (Conrad 1898b, p.153) suppose l’intervention de cette fatalité qui a de tout temps innocenté tous les marins, en les plaçant en difficulté « not from any fault of yours » (Ibid., p.152). Le problème, c’est que ce coup de vent qui fait dire à Marlow « we were flying light » (Ibid., p.153), ne suffit pas à expliquer un retard. Encore faut-il que le Judea se retrouve « tossing like mad on her side » (p.154) parce que « on the second night, she shifted her ballast into the lee bow » (p.153). Or, le choix et l’arrimage d’une cargaison, fût-elle un ballast, relève directement de la responsabilité des officiers du bord, sinon du capitaine lui-même : un mauvais ballast est la faute de quelqu’un.

Ce n’est pas, bien entendu, que le Judea soit victime d’un sortilège qui retournerait le dicton « l’abîme appelle l’abîme » en un burlesque « le sable appelle le sable » : par quelle figure de style le sable du ballast appellerait-il le (banc de) sable de « Dogger Bank » (p.153) sur lequel le bateau manque de s’échouer ? Non : il s’agit ici plus prosaïquement d’un de ces problèmes d’équilibre sur lesquels Conrad reviendra dans The Mirror of the Sea. Le ballast, certes, est indispensable : « It is strictly true that most ships will sail without ballast for some little time before they turn turtle upon the crew » (Conrad 1906a, p.46). Mais justement : de ce contrepoids dépend tout le comportement du bateau. C’est un fait tellement établi qu’il y a eu par le passé des « law cases where verdicts turned upon a point of stowage » (Conrad 1906a, p.47). Le capitaine Korzeniowski lui-même a pu mesurer combien l’arrimage, c’est-à-dire la répartition des charges, était un problème subtil :

‘By my system of loading [the ship] had been made much too stable.’ ‘Neither before or since have I felt a ship roll so abruptly, so violently, so heavily. Once she began, you felt she would never stop, and this hopeless sensation, characterizing the motion of ships whose centre of gravity is brought down too low in loading, made everyone on board weary of keeping on his feet. (Conrad 1906a, p.53)’

Mais si la méconnaissance de lois physiques élémentaires, ou des caractéristiques d’un navire, peut altérer autant le comportement d’un voilier, alors le pilote Jermyn, « [who] mistrusted my youth, my common-sense, and my seamanship » (Conrad 1898b, p.153), n’a pas tort : « I dare say he was right. It seems to me I knew very little then » (Ibid.). Car le problème du Judea en route pour le Tyne, c’est précisément son roulis excessif qui fait glisser son ballast d’un seul côté : ce bateau aussi « roll[ed] abruptly ». D’où viendrait donc la rancune tenace de Marlow (« I cherish a hate for that Jermyn to this day » (p.153)), sinon de ce que le pilote justement tient pour acquise la « faute » que Marlow cherche à refouler par des dénégations répétées ?

On ne compte plus en effet les occurrences de cette Verneinung qui pousse Marlow à fuir la notion même de responsabilité. Cela commence par le « not from any fault of yours » déjà cité (p.152) ; cela se décline en insinuations malvaillantes sur le second (« there was something wrong with his luck » (p.152)) ou sur le capitaine (« He could just write a kind of sketchy hand » (Ibid.)), défauts dont l’éventuelle implication sur la compétence de ces deux hommes est elle-même aussitôt déniée (« Both were thorough good seamen of course » (Ibid.)) ; cela culmine en régression patente : « between those two old chaps I felt like a small boy between two grandfathers » (Ibid.). Marlow ne cesse donc de répéter : « personne n’est responsable des accidents du Judea, et surtout pas moi ».

Une telle rhétorique défensive, déployée dès le départ, avant même que le premier grain soit essuyé, en dit long sur la double voix marlovienne : la voix audible, martelant la bonne volonté de l’équipage, a bien du mal à couvrir l’autre, qui murmure la culpabilité de tous.

Car se laisser dérouter par une tempête, passe encore. Mais comment justifier l’accident avec le steamer à la sortie du port ? La reponsabilité de Marlow cette fois est directe : « I watched the procession of head-lights » (Conrad 1898b, p.155) ; et malgré cela, le narrateur ne voit pas à temps parmi ces lumières celle qui importe : « The fore-end of a steamer loomed up close » (Ibid.). Du moins ne prend-il pas immédiatement la décision d’arrêter d’urgence son voilier. Au lieu de crier l’ordre qui s’impose, il en appelle au capitaine : « Come up, quick ! » (Ibid.), comme s’il songeait plus à éviter de prendre une initiative manifeste qu’à parer au plus pressé.

Le capitaine pourtant laisse toute l’initiative à ses officiers, car le plus pressé pour lui, c’est de gagner le canot et de s’éloigner avec sa femme. Cette désertion est minimisée par tous ensuite, et pourtant elle appelle quelques remarques :

  1. Le « saut » du capitaine hors du Judea ne s’explique que s’il a cru son navire perdu. A quoi bon en effet « sauver » sa femme si la coque du voilier doit seulement être éraflée ? Le capitaine « understood at once what was the matter » (p.155), et a craint que son bateau sombre. Mais justement : il abandonne son poste au moment même où il devrait s’y tenir le plus fermement. On sait les conséquences qu’un « saut » de même nature aura pour Jim, d’autant plus que le Patna ne sombrera pas. Le Judea ne coule pas non plus, son capitaine a failli au code... mais nul ne s’en offusque.
  2. Si le capitaine a le temps, après avoir entendu Marlow lui crier « Come up », d’accomplir tous les gestes qui sont censés sauver sa femme (« he [...] caught up his wife, ran on deck, and across, and down into our boat, which was fast to the ladder » (p.155)), il aurait probablement eu le temps aussi de crier l’ordre qu’on attend de lui : « Stop her, sir » (Ibid.). Mais qu’on puisse sauver sa femme par le fait même qu’on sauve le navire n’a apparemment pas traversé l’esprit du seul maître à bord après Dieu. On pourrait reprocher au capitaine son aveuglement, voire l’inadaptation de sa conduite, trop galante et « chevaleresque » pour qui doit être un marin avant tout : on ne sache pas qu’en cas de naufrage il convienne de crier « le capitaine et sa femme d’abord ! ». Tout le monde cependant à bord ferme les yeux avec indulgence : « Not bad for a sixty-year old. Just imagine that old fellow saving heroically in his arms that old woman – the woman of his life » (Conrad 1898b, p.155-156).

Ainsi donc, un lieutenant laisse l’initiative du seul ordre qui importe à son capitaine, lequel en laisse l’initiative à son lieutenant, chacun fuyant ses responsabilités au mépris du code... et tous se retrouvent d’accord. L’acte manqué du choc contre le steamer ne réveille aucune conscience. Le capitaine entrevoit bien son propre défaut de seamanship (« A sailor has no business with a wife » (p.156)), il voit combien son comportement fut déplacé (« There I was, out of the ship » (Ibid.)), mais c’est pour minimiser la faute sous prétexte de conséquences mineures : « Well, no harm done this time » (Ibid.). Quelque chose surnage (« this time ») qui avertit que la même faute pourrait être autrement désastreuse une autre fois, mais Marlow est là pour effacer ces dernières traces de culpabilité : au peccavi nimis omissione, à la faute par omission, le narrateur préfère mentionner un insouciant« It wasn’t much » (Ibid.).

La mauvaise foi des officiers du bord est telle, que la moindre « gale » (p.156) rencontrée en route prend des proportions démesurées. Alors que le premier grain au sortir de Yarmouth Roads pouvait encore être décrit en deux lignes 183 , Marlow n’a plus assez de superlatifs pour grossir celui que le Judea essuie « three hundred miles or so to the westward of the Lizards » (p.156) : il en est réduit à un usage intensif de l’anaphore.

‘In two days it blew a gale. The Judea, hove to, wallowed on the Atlantic like an old candle-box. It blew day after day : it blew spite, without interval, without mercy, without rest. The world was nothing but an immensity of great foaming waves rushing at us, under a sky low enough to touch with the hand and dirty like a smoked ceiling. In the stormy space surrounding us there was as much flying spray as air. Day after day and night after night there was nothing round the ship but the howl of the wind, the tumult of the sea, the noise of water pouring over the deck. There was no rest for her and no rest for us. She tossed, she pitched, she stood on her head, she sat on her tail, she rolled, she groaned, and we had to hold on while on deck and cling to our bunks when below, in a constant effort of body and worry of mind. (Conrad 1898b, pp.156-157)’

Rien en somme que ne résume parfaitement l’expression « coup de vent », en trois mots au lieu d’onze lignes. Marlow force tellement la note qu’il fait retomber son récit dans les clichés millénaires, dans un chronotope constricteur classique, avec son rétrécissement de l’espace (« a sky low enough to touch with the hand ») et son accélération du temps (« There was no rest for her and no rest for us ») pendant une tempête. Un chronotope ponctuel en si patente contradiction avec l’homéostase générale de la nouvelle, qu’il donne au « message » marlovien une fonction plus « émotive », ou « conative », que « référentielle » (selon la terminologie de Roman Jakobson). En effet, que Marlow s’adresse à lui-même pour mieux se convaincre, ou cherche à en imposer à ses auditeurs, la voix rhétorique de ce narrateur en mal d’hyperbole sonne faux.

Bien sûr, la tempête s’aggrave de fuites dans ce navire qui prend l’eau de toutes parts. Bien sûr, les pompes doivent toutes être activées, et « We pumped all the four hours. We pumped all night, all day, all the week – watch and watch » (p. 157). Mais l’usage anaphorique du « all » de « watch » et de « We pumped » dans cette description ramène à la rhétorique déjà utilisée pour le grain lui-même, et ne sonne donc pas plus juste : Marlow est bien obligé d’avouer que, si le bateau « leaked badly », c’est néanmoins « not enough to drown us at once » (p.157).

Si bien que, lorsqu’enfin « [the gale] eased before morning, and the next day the sky cleared » (p.159), le Judea est suffisamment endommagé pour chercher à gagner un port au plus vite, mais après plus d’une semaine de navigation au-delà des « three hundred miles or so to the westward of the Lizards » (p.156), un dock breton aurait aussi bien fait l’affaire. La nécessité d’un retour à Falmouth (« to put back » (p.159)) ne semble pas s’imposer. Si l’équipage le demande (« the crew demanded to put back » (Ibid.)), et si Marlow approuve les marins (« and really there was nothing else to do » (Ibid.)), c’est peut-être que leur vraie raison est déjà celle qui finira par se dire lors du deuxième faux-départ : « The crew said they weren’t going to Bankok » (p.160).

Des arguments sont bien sûr avancés : Bangkok représente « a hundred and fifty days’ passage » et le Judea, même après réparation, « wanted pumping eight hours out of the twenty-four » (p.160) ; mais ces arguments n’empêchent pas les « nautical papers » d’appeler l’attitude de l’équipage par son nom : « crew refusing duty » (Ibid.).

Tout le début de la nouvelle est donc un crescendo vers l’évidence : d’un premier incident, encore explicable, dû au glissement du ballast, on passe au ridicule complet de marins qui, même en eau douce, ne savent pas manœuvrer leur bâtiment ; viennent ensuite des plaintes de plus en plus déplacées sur le vent qui souffle et les jours qui passent. Ces hommes décidément n’aiment pas que l’on charge leur navire, fût-ce avec du sable, n’aiment pas que d’autres bateaux encombrent leur rivière, n’aiment pas être mouillés même par les embruns... Le refus final d’aller à Bankok n’est donc somme toute que l’énoncé explicite de leur principe d’homéostase.

La répétition incessante des retards de toutes sortes relève alors aussi de la Wiederholungzwang freudienne, de la « compulsion de répétition » (Lacan 1964, p.80), qui ne peut que les replacer dans ce non-acte permanent qu’est l’échec de toute tentative de quitter l’Angleterre.

Ainsi, à la différence des délais accumulés dans The Shadow-Line où la fatalité peut être invoquée sans trop de mauvaise foi, les délais dans ‘Youth’ relèvent d’une réticence de tous à être pleinement marins, réticence qui prendra vite la forme de cette « incompétence » qui causera finalement la perte du navire.

Tout se passe donc comme si le but inexprimé (préconscient) des officiers du Judea était de ne surtout pas atteindre leur destination, malgré les discours explicites qui prétendent le contraire. Tout se passe comme si le désir dicible de voguer vers la Thaïlande était éprouvé par un autre, armateur ou marchand. Les officiers à la solde de cet autre ne peuvent évidemment que reprendre son discours à leur compte, alors même que rester en Angleterre, ou, à défaut, ne pas atteindre la côte désignée, est tout ce qu’ils souhaitent.

Inutile de souligner alors combien l’esprit « conquérant » leur fait défaut : être les premiers à s’imposer en Thaïlande leur importe peu. L’idéal d’une extension territoriale, l’idéal impérialiste, leur est désormais étranger. La faillite des idéaux, lisible en 1916, couve déjà en 1898, et cause cette fracture entre le Devoir imposé de l’extérieur et le principe intime d’homéostase. Principe inavouable en ce temps et en ce lieu, mais qu’une voix en chacun ne cesse pourtant de rappeler, tandis que la voix du désir conquérant échoue à dominer vraiment.

Or, une multiplicité (une dualité, du moins) de voix dont aucune ne domine, c’est la définition même de la polyphonie.

Notes
183.

« It was wind, lightning, sleet, snow, and a terrific sea. We were flying light, and you may imagine how bad it was when I tell you we had smashed bulwarks and a flooded deck » (Conrad 1898b, p.153). Le reste est consacré seulement au problème du ballast.