4.4.3 Fonctions référentielle versus émotive chez Whalley

Certes, le principe d’un père aidant sa fille financièrement n’a rien de choquant en soi. Il l’est ici d’autant moins que les circonstances qui conduisent à cette nécessité sont expliquées dans le détail. Whalley n’ignore rien de la « malchance » de son gendre 184 , et ne peut qu’offrir son aide éventuelle : « You know, my dear, all I have is for you and the chicks. Mind you write to me openly » (Conrad 1902c, p.167).

Il n’en demeure pas moins que l’envoi immédiat de 200 livres pour que sa fille pût ouvrir une « boarding-house » (Conrad 1902c, p.169) est un acte irréfléchi, impulsif.

Tout d’abord, le capitaine « had made up his mind to sell the Fair Maid » (p.170) en une seule nuit, perdant pourtant ainsi sa seule source de revenus sans avoir la moindre idée sur ce qu’il ferait ensuite. Mais la vente elle-même est effectuée si rapidement que « Whalley found himself on a certain afternoon descending the steps of one of the most important post offices in the East with a slip of bluish paper in his hand » (p.170), comme s’il ne savait trop lui-même comment il était arrivé là (« found himself ») ni ce que signifiait le papier bleu. En tout cas, le delayed decoding conradien (c’est la phrase suivante qui précise que le papier « was the receipt of a registered letter enclosing the draft for two hundred pounds » (Ibid.)) marque ici une accélération fulgurante du temps, qui ne laisse guère le loisir de penser et d’analyser.

Or, outre que ce saut temporel contredit le chronotope homéostatique dont on verra qu’il oriente par ailleurs toute la nouvelle, il ne suffit pas à engloutir dans sa béance de non-dit la « conscience de classe » de Whalley. Quand ce dernier en effet réfléchit enfin (mais c’est après coup, c’est-à-dire trop tard), il frémit :

‘His feelings were horribly rasped by the idea of the boarding-house. In his rank of life he had that truly aristocratic temperament characterized by a scorn of vulgar gentility and by prejudiced views as to the derogatory nature of certain occupations. (Conrad 1902c, p.171)’ ‘A certain disrespute attached to the calling of a landlady of a boarding-house. These women are said to be rapacious, unscrupulous, untruthful; and though he condemned no class of his fellow-creatures – God forbid ! – these were suspicions to which it was unseemly that a Whalley should lay herself open. (p.172).’

Peut-être cette conscience de classe « aristocratique » limite-t-elle en outre le profit que Whalley eût pu tirer de la vente, puisqu’elle lui fait considérer toute négociation (« bargain », p.171) comme « an undignified trial of wits at best » (Ibid.). Mais le problème majeur est qu’elle ne parvient pas à conserver pour Whalley et sa fille le statut social qui était le leur : Whalley « seemed already to have lost something of himself ; to have given up to a hungry spectre something of his truth and dignity » (p.194), et aucune prétérition (« he condemned no class of his fellow-creatures ») ne peut lui masquer la chute sociale de sa fille.

Si bien que toutes les réflexions menées ensuite par Whalley sur la vente précipité de la Fair Maid, quand il assure que « such a step had been unavoidable » (Conrad 1902c, p.173) et que « in another year it would have been an utterly barren sale » (Ibid.), sont biaisées. La « fonction » du « message » se veut « référentielle », selon la terminologie de Roman Jakobson. Mais elle se révèle en fait purement « émotive ».

Le langage de l’investissement en effet (« Ivy’s money – invested in her father » (p.192) ; « Not a bad investment for the poor woman this solid carcass of her father » (p.194)) renforce à point nommé celui de la spéculation (« in another year it would have been an utterly barren sale » (p.173)), et d’autant plus efficacement que s’y ajoute sans tarder une opinion autorisée et neutre : le respecté capitaine Ned Eliott « expressed at once his approbation of such an extremely sensible proceeding » (Conrad 1902c, p.182). Mais dans tout ce verbiage qui suit l’action, Whalley ne s’adresse finalement qu’à lui-même, dans une quête désespérée d’auto-justification, révélant ainsi que la décision n’allait pas de soi, mais que la réflexion avait pourtant manqué jusque-là.

Bien sûr, il est naturel pour un « message » de s’émettre sur plusieurs modes, et la fonction émotive (centrée sur le destinateur lui-même) ne contredit pas de facto toute fonction référentielle. Mais ici, le décalage, voire l’inversion temporelle, entre le moment de la réflexion et celui de l’action, alerte sur une fracture dans le discours : à l’évidence, la motivation profonde du geste de Whalley ne peut tenir dans ses élucubrations a posteriori.

Si l’envoi immédiat des 200 livres a été aussi impulsif, ce ne peut être que parce que la motivation profonde du geste échappe aux calculs conscients. « What sin is there in loving your child ? » demande Whalley à Van Wyk (Conrad 1902c, p.257). La réponse dépend de la qualité de cet « amour », et des garanties qu’il prend contre l’inceste 185 .

Or, l’alerte est chaude pour le capitaine Whalley, qui souhaite d’abord donner à sa fille le moyen de le recueillir sur ses vieux jours, en préservant à cet effet les 500 livres qui lui restent de la vente de son voilier. Cela reviendrait à obliger la jeune femme à former avec son père un couple éternel. C’est pourtant là le vœu le plus intime du capitaine : « there had sprung at first a desire to start right off and join his daughter. ‘Here are the last pence’, he would say to her ; take them, my dear. And here’s your old father : you must take him too.’ » (Conrad 1902c, p.174). C’est seulement en se raisonnant que le capitaine parvient à résister à cette impulsion (« impulse ») :

‘His soul recoiled, as if afraid of what lay hidden at the bottom of this impulse. Give up ! Never ! When one is thoroughly weary all sorts of nonsense come into one’s head. A pretty gift it would have been for a poor woman – this seven hundred pounds with the incumbrance of a hale old fellow more than likely to last for years and years to come. (Conrad 1902c, p.174)’

Le principe d’homéostase, qui convainc Whalley de se maintenir en activité (« Give up ! Never ! »), n’est donc chez lui qu’une forme de Verneinung : il s’y replie par dénégation d’un désir, trop violent pour rester totalement inconscient, mais trop effrayant (« [His soul was] afraid of what lay hidden at the bottom of this impulse ») pour qu’aucune force ne s’y oppose.

La « résistance » de Whalley à son impulsion première est-elle donc de l’ordre du refoulement ? En partie, bien sûr, et le capitaine est « puni » pour son amour « paternel » exactement comme Œdipe le fut pour son amour trop peu filial : en devenant aveugle. Certes, Œdipe avait pour lui l’excuse de l’ignorance ; mais Whalley a pour lui celle de l’inconscience : il se croit d’une pureté sans ombre et se réfère plus volontiers à Samson (p.257) qu’au Thébain. Certes, Œdipe se crève lui-même les yeux ; mais Whalley ne consulte pas de médecin (p.258), renonçant par-là à toute chance, si ténue soit-elle, de guérison. Certes, Œdipe était le fils, et Whalley est le père : mais c’est là aussi ce qui nous fait parler de renversement, renversement qui expliquerait aussi bien cette Phèdre devenue barbue et cet Hippolyte devenu fille unique.

Quoi qu’il en soit, si les discours de Whalley sont à double entente, si ses messages, se voulant à fonction référentielle, se limitent à leur fonction émotive, c’est le résultat d’une Spaltung patente entre un désir refoulé qui fait manquer au capitaine le dernier acte de sa vie, et un principe d’homéostase qui lui permet ce refoulement.

Il n’est pas surprenant alors de voir également se scinder chez lui le processus d’interprétation : la dualité structurelle du capitaine affecte aussi ses interpretants.

Notes
184.

« His son-in-law’s punctuality in failure caused him at a distance to feel a sort of kindness towards the man. The fellow was so perpetually being jammed on a lee shore that to charge it all to his reckless navigation would be manifestly unfair. No, no ! He knew well what that meant. It was bad luck » (Conrad 1902c, p.167).

185.

Paul Rozenberg (1997, p.46) soutient que « [Conrad] s’interdira de traiter ouvertement de l’inceste père-fille, qui le passionne », tout en trouvant malgré tout cet inceste traité dans ‘Freya of the Seven Isles’ (« l’inceste père-fille (Freya des Iles) », ibid., p.134) et dans les romans « malais ».