4.4.4.1 Whalley, ou la chaîne interprétative brisée

L’éclatement du sujet comprenant est ainsi maximal chez le capitaine Whalley : celui qui perçoit traduit bien par un interprétant, mais cet interprétant lui-même doit être traduit par un être concevant qui n’est pas l’être percevant. Le Serang perçoit son environnement de façon parfaite, et possède un lexique marin et local suffisamment étendu pour produire le plus souvent un interprétant exploitable. Cependant, la conclusion définitive en revient à Whalley, le seul à posséder tous les éléments de l’encyclopédie. Le capitaine Whalley est l’entendement qui contrôle et vérifie les interprétants, qui s’assure que le signe ne sera pas ignoré.

A priori, il pourrait sembler que les cinq sens et l’interprétant élémentaire qu’ils permettent d’élaborer dussent suffire. « Do you know, sir, that a dam’ Malay like a monkey is in charge of your ship – and no one else ? », apostrophe Sterne (Conrad 1902c, p.229). Mais ce même Sterne reconnaît pourtant ensuite que le « Captain Whalley, poor man, is by no means useless » (p.262).

Certes, c’est à première vue un racisme primaire qui fait dire au second : « These natives, sir, as long as they have a white man close to the back, will go on doing the right thing most surprisingly well » (p.263). Mais ce que dit ainsi Sterne, c’est aussi que l’interprétant (dans ce cas, pragmatique (« doing the right thing ») plus que sémantique), tant qu’il est contrôlé par l’encyclopédie, restera correct.

Car le risque vient des ruptures dans la routine.

Tant que les événements suivent leur cours habituel, tant que les signes se répètent, l’encyclopédie qui a été mobilisée lors de leurs premières occurrences n’est plus aussi nécessaire : l’interprétant correct a déjà été attesté, il n’est qu’à se le rappeler. C’est ce lexique de base, ce phrase book, que le capitaine Whalley a pris grand soin d’établir pour son maître d’équipage malais : « He has drilled him so well that now he needs hardly speak at all. I have seen that little wrinkled ape made to take the ship out of Pangu Bay on a blowy morning and on through the islands », se rappelle Sterne (p.263). Mais justement : le Serang, au lexique limité, peut bien être dressé à répéter les mêmes opérations indéfiniment, comme un « singe » peut l’être à donner toujours les mêmes réponses aux mêmes stimuli. Ce qui lui manquera toujours, ce sera l’initiative face aux imprévus : seule l’encyclopédie alors permettra de s’assurer que l’interprétant est approprié.

Cela se vérifie évidemment au moment du naufrage final.

Un serang, un être percevant, peut, par action réflexe, maintenir un cap, plein nord. Mais que l’aiguille du compas dévie soudainement, personne ne sait plus produire d’interprétant correct : cette anomalie « surprend », mais n’amène aucune nouvelle interprétation. « The quartermaster […] perceived with amazement that in that short time, in this smooth water, with no wind at all, the ship had gone swinging so far out of her course. He had never known her get away like this before. With a slight grunt of astonishment he turned the wheel hastily to bring her back north, which was the course » (Conrad 1902c, p.275).

Tandis que le capitaine, découvrant la veste lestée de fer laissée par Massy à proximité du compas, réinterprète aussitôt tous les signes et ordonne l’arrêt immédiat des machines : il conçoit sans délai, grâce à son encyclopédie notamment informée des lois physiques de l’aimantation et des récifs à l’est de l’île de Pangu, la catastrophe qui s’annonce : « Wrong course. Wreck her. » (p.277).

Certes, quand l’homme de barre modifie la course du navire en croyant la rectifier, le Captain Whalley, qui en a pourtant conscience, ne réinterprète rien et se contente d’une remontrance : « Take better care » (p.275). Mais c’est qu’il ne perçoit ni le signe (il ne voit pas le saut du compas), ni même l’interprétant premier qui a fait réagir le « quartermaster » (celui-ci ne l’informe de rien). Il ne perçoit que « the grinding of the steering-chains, the chiding murmurs of the Serang, who had come over to the wheel » (p.275), c’est-à-dire l’effet ultime du zèle des malais du bord, le dernier maillon de la chaîne interprétative, qui ne signifie plus, ni la soudaineté, ni l’étonnement, ni le degré de déviation, mais seulement l’aveu par les matelots eux-mêmes qu’ils ont « compris » avoir commis une erreur dans le maintien du cap.

La compétence sémiosique du capitaine Whalley n’est donc pas en cause. Il est seulement victime de la Spaltung du sujet comprenant, du dédoublement de l’interprétant.