4.4.4.2 Massy, ou la double encyclopédie

Cependant les risques que fait courir au Sofala la situation particulière de son capitaine n’aurait pas de si graves conséquences si Massy lui-même n’était pas, sur un autre mode, également soumis à une Spaltung. Sa double fonction d’armateur et de chef mécanicien en effet l’oblige à accepter toujours simultanément deux interprétants, incompatibles parce qu’ils sont attestés dans deux encyclopédies distinctes : celle du financier spéculateur, et celle du marin rétif.

Serait-il simple engineer, il n’observerait pas autant Whalley, il ne verrait pas « his dislike blaze […] up secretly into hate » (Conrad 1902c, p.236) à cause de l’intention qu’a Whalley « to leave him at the end of the time » (Ibid.). Il serait plutôt comme le Solomon de ‘Typhoon’, toujours dans la salle des machines, ne percevant pas l’état du capitaine.

Mais, même si d’aventure il l’observait, son interprétant et sa conclusion pragmatique seraient tout autres. Tout d’abord, l’interprétant « capitaine humiliable » serait aussitôt attesté dans son encyclopédie du parfait petit rancunier ayant lui-même souffert tant de vexations au terme d’innombrables voyages. Massy en effet est « clearly a mutinous sort of chap », si bien qu’il est considéré comme « a perfect nuisance » et est « everlastingly shipped and unshipped, unable to keep a berth very long » (p.187). Quelle aubaine ce serait pour lui si, pour une fois, c’était son capitaine et non lui qui se voyait « unshipped » ! Quelle éclatante revanche ! Revanche qui lui ferait viser au plus grand scandale possible, le ferait dénoncer d’autant plus vite et d’autant plus bruyamment l’imposture que, contrairement à Sterne, il ne mêlerait pas d’ambitions personnelles à sa « découverte ». Si bien que non seulement l’armateur, mais toutes les autorités du port et tous les autres matelots de la région en seraient avertis, rendant les éventuels calculs et le silence du propriétaire inutiles.

A l’inverse, Massy serait-il seulement armateur, il ne serait pas à bord et ne percevrait pas l’anomalie : il ne serait informé au mieux que par un rapport circonstancié des matelots. Il aurait donc du mal à contrôler leurs actes et surtout leurs paroles, du mal à les intimider, étant peut-être le dernier à savoir la vérité. Il ne serait pas en position « to terrorize that mean sneak [c’est de Sterne qu’il s’agit] into silence » (p.236). Son interprétant sur Whalley ne serait certes plus « capitaine invalide » mais « partenaire éjectable », et il aurait dans son encyclopédie de spéculateur toute confirmation de l’aubaine que cela représente, mais il resterait impuissant à plier les marins, qui ne partagent aucun de ses intérêts, à une manigance trop sophistiquée, et notamment ne saurait faire placer de veste à l’endroit judicieux et causer l’accident qui seul le sert : le « risk » en dissuaderait plus d’un. Conscient que « not everybody would dare » (p.271), il ne saurait même formuler une demande qui pourrait le faire dénoncer aussitôt. Et comment tabler sur un véritable accident ? Comment leurrer tous les matelots jusqu’au jour hypothétique d’un problème patent ? Il ne pourrait que chasser le capitaine et refuser de lui rembourser ses 500 livres au titre de la clause « illness » du contrat : il ne croyait pas lors de la signature à cette éventualité (« How could he [Whalley] be expected ? . . . » (p.235)), mais il a fait inscrire la clause par pure « hostility » (p.236) envers le capitaine.

Ainsi, un interprétant et une encyclopédie uniques auraient eu dans tous les cas pour résultat l’expulsion humiliante de Whalley, et sa ruine, mais n’auraient causé la mort de personne.

Le problème réside dans la dualité de Massy. La simple rupture de contrat, propre à satisfaire l’armateur ou le chef mécanicien, ne peut convenir à ce sphinx qui affuble son corps d’engineer d’une tête de propriétaire.

Le propriétaire en effet ne songerait qu’aux aspects financiers, qui peuvent être provisoirement résolus de deux façons : ou bien on utilise la « [Captain]’s affliction […] just to kick him out, and thus defer the term of a difficult payment for a year » (p.270-271) ; ou bien on garde « the secret of the affliction and induce him to stay […] ; and that settled the question of refunding him his share » (p.271). Par dénonciation ou par chantage, on retarde le moment du paiement.

C’est l’engineer en lui qui est trop près des chaudières et qui en vient à haïr le Sofala : « He wished her at the bottom of the sea » (p.271), « he enveloped in the same hatred the ship with the worn-out boiler and the man with the dimmed eyes. » (Ibid.). Ces questions pratiques de réparations ne se traduiraient chez le financier pur que par un calcul : « If he, Massy, could get hold of [Whalley’s money], that would pay for the boilers, and everything could go on as before. » (Ibid.). Mais chez le sphinx au corps de mécanicien, la lassitude d’un travail éreintant coexiste avec les questions de comptabilité. En tant que « child of a drunken boiler-maker » (p.233) qui est passé directement « from the workshop into the engine-room of a north-country collier » (Ibid.), il ne peut que faire une fixation sur les problèmes de chaudières quand ils entravent son rêve sur « the absolute idleness of wealth » (Ibid.). Les aspirations du financier sont sans cesse contrecarrées par les conditions matérielles de son existence de chef mécanicien. Détruire le Sofala devient pour Massy le moyen d’écarter ce qu’il prend pour un obstacle à une plus grande fortune, fortune qu’il conçoit uniquement du point de vue de l’ignare comme un gros lot gagné au jeu, et non du point de vue de l’investisseur comme fruit d’une exploitation habile de son patrimoine. Il échoue à saisir les subtilités de la haute finance parce qu’il reste au fond un vulgaire chauffeur.

C’est peut-être là une vision conservatrice sur un ordre du monde où chacun a la place qu’il mérite ; c’est surtout une observation sur le caractère intenable d’une dualité idéologique dans une société divisée en classes. Gentleman-farmer, passe encore ; bourgeois-prolétaire, certainement pas. Le monde est incompréhensible, il s’estompe derrière l’écran de la paranoïa (« the problems […] have been put in his way by the obvious malevolence of men. As a shipowner everyone had conspired to make him a nobody. » (p.234)), si les encyclopédies et les interprétants se heurtent.