4.4.4.4 Sterne, ou l’interprétant à double détente

Par comparaison, l’usage que le second, Sterne, fait de l’interprétant, semble plus pertinent.

Comme chez Whalley, cet interprétant est explicite et mis en relief, nettement visible entre le signe et la conception. Mais au moins ne conduit-il pas à des conclusions trop erronnées.

Le signe que perçoit Sterne, c’est l’étroite association entre le capitaine et le Serang : « there they were together, never far apart » (Conrad 1902c, p.220). C’est cette « close association » (p.219) qui amènera le second à concevoir la cécité de Whalley. Entre les deux, un interprétant est nécessaire pour ne pas réduire la collaboration du Serang à une simple manifestation de la paresse du skipper : « What was it ? Indolence or what ? That old skipper must have been growing lazy for years. » (p.219).

Cet interprétant est souligné dans le texte par une insistance notable :

‘There they were together, never far apart ; a pair of them, recalling to the mind an old whale attended by a little pilot-fish.’ ‘The fancifulness of the comparison made [Sterne] smile. A whale with an inseparable pilot-fish ! That’s what the old man looked like ; for it could not be said he looked like a shark, though Mr. Massy had called him that very name. But Mr. Massy did not mind what he said in his savage fits. Sterne smiled to himself – and gradually the ideas evoked by the sound, by the imagined shape of the word pilot-fish, the ideas of aid, of guidance needed and received, came uppermost in his mind : the word pilot awakened the idea of trust, of dependence, the idea of welcomed, clear-eyed help brought to the seaman groping for the land in the dark : groping blindly in fogs […]’ ‘A pilot sees better than a stranger, because his local knowledge, like a sharper vision, completes the shapes of things hurriedly glimpsed… (Conrad 1902c, p.220)’

Mais si l’interprétant est ainsi décomposé, analysé, disséqué, c’est qu’il est complexe et opère en deux temps.

Le signe, l’observation de ce couple étrange, conduit à un premier interprétant, qui est amené en partie par la différence de taille des deux associés, laquelle fait écho dans l’encyclopédie consciente de Sterne aux procédés du grotesque, parce qu’il s’agit pour lui d’un trait générique : « the great disparity of size in close association [generally] amused Sterne like the observation of a bizarre fact in nature. » (p.219).

Mais il est amené aussi par jeu sur les noms. L’encyclopédie marine de Sterne l’informe que le poisson-pilote, la rémora, accompagne aussi bien baleines que requins. Le nom « shark » employé par Massy convient cependant moins bien que « whale » au capitaine, non seulement à cause des clichés fabulistes sur le caractère anthropomorphe des animaux (« there were as queer fish out of the sea as any in it » (p.219)), mais aussi par simple onomastique : Whalley contient le mot « whale », pas le mot « shark » 187 .

Ainsi se construit, de façon déjà alambiquée, l’interprétant zoologique « baleine et son poisson-pilote ».

Mais à ce stade, c’est une impasse. Car l’encyclopédie d’un officier de marine ne peut ignorer que la rémora ne « pilote » aucunement les baleines et les requins, mais profite d’eux comme d’un moyen de transport vers des terrains de chasse prometteurs. Or, conclure que le Serang monte sur le dos du capitaine pour profiter des reliefs de ses repas serait une vision délirante du monde.

L’interprétant premier, zoologique, où l’onomastique n’avait joué qu’un rôle secondaire de confirmation presque inconsciente, a besoin d’un nouvel élan, où cette fois les jeux sur les mots feront tout : ce seront les sons (« the sounds »), la forme des mots (« the imagined shape of the word »), qui relanceront le processus interprétatif. Le mot « rémora » ne conduit à rien, mais l’expression « poisson-pilote » conduit à l’interprétant maritime du mot, à ce marin qui monte à bord des navires pour les guider vers l’amont des fleuves jusqu’au port, et sans qui, comme dans ‘Falk’ (Conrad 1903a), le capitaine court le risque de s’échouer sur les hauts fonds. « Pilote » conduit à ce regard, plus efficace parce que mieux informé, et de là à l’interrogation sur l’acuité visuelle de Whalley.

C’est donc par une double détente, comico-zoologique d’abord, morpho-sémantique ensuite, que l’interprétant de Sterne fonctionne. Contre-exemple nécessaire où un interprétant dédoublé conduit à une conception point trop incorrecte, non plus brouillée comme chez Massy ou à la merci d’un imprévu comme pour Whalley, mais adaptée aux faits. Or, ce contre-exemple est aussi la confirmation que pour les trois personnages principaux de ‘The End of the Tether’, ce qu’il advient de l’interprétant est décisif.

Notes
187.

Il y a loin du nom d’origine à ce nom définitif. Le nom du capitaineLouttit, qui apparaît dans le manuscrit et par lequel Conrad désigne sa nouvelle en août 1899 (« I would like to give Mr B’wood the sketch of old Captain Loutit » (Conrad 1899d, p.193)) ne permettait aucun jeu de mot. « Whalley » a probablement été choisi plus tard pour le jeu qu’il permettait sur les signifiants.