4.4.5 Flux temporels

Le traitement de l’interprétant est décisif, mais non encore suffisant, car les conséquences de ses divers usages ne se font sentir que dans certaines conditions d’écoulement du temps.

4.4.5.1 Whalley, ou l’homéostase aiguë

Pour le capitaine Whalley, le temps a certes dû s’écouler, puisqu’il est capable de dater avec précision des événements du passé : « And Captain Whalley remembered immediately that, in ’forty-seven, the then Sultan, ‘this man’s grandfather’, had been notorious as a great protector of the piratical fleets of praus from the far East » (Conrad 1902c, p.247). Cette mémoire qui spécifie à l’année près des époques vieilles de deux générations (« this man’s grandfather ») atteste à coup sûr l’écoulement du temps historique.

Mais cela est moins net pour le temps biologique. Le capitaine bien sûr sait quel âge il a (« And he was sixty-seven years old » (Conrad 1902c, p.163)), mais il se sert plus de cette donnée comme une mesure de la petite histoire des transactions de toutes sortes que comme un indice sur son état physiologique : il se rappelle plus « those bygone days » pour « the conflicting interests of owners, charterers, and underwriters » (Ibid.) ou pour le crash d’une « notorious » banque, que comme un crédit temporel qu’il lui faudra tôt ou tard rembourser.

Car en réalité, cette mémoire même lui donne un sentiment d’éternité : « he had lasted well, outlasting in the end the conditions that had gone to the making of his name » (Ibid.). Même en donnant à cette réflexion un sens ironique, impliquant que le capitaine a duré « trop longtemps », cela le fait néanmoins se sentir plus « durable » que les circonstances historiques qu’il a connues et se sentir vivre dans un « time-defying body » (p.235). Whalley présente donc un cas d’homéostase aiguë.

Peut-être est-ce dû à cet accomplissement singulier qui vaudra à son nom l’immortalité d’une inscription cartographique : « The General Directory vol. ii p.410, begins the description of the ‘Malotu or Whalley Passage’ with the words : ‘This advantageous route, first discovered in 1850 by Captain Whalley in the ship Condor’, etc. » (p.162).

Peut-être est-ce dû à la remise en cause répétée de projets qui tenaient compte de sa possible décrépitude : « When he grew too old [= quand il serait devenu trop vieux] to be trusted with a ship » (p.163)… il ne serait déjà plus en possession de la Fair Maid sur laquelle il comptait pourtant faire son voyage funéraire (« he would lay her up and go ashore to be buried » (Ibid.)). Le temps historique a toujours passé plus vite que son temps biologique, les conditions ont toujours changé avant qu’il atteigne le terme envisagé. Aussi croit-il plus aisément au bouleversement du monde qu’à son propre déclin.

Il pressent par exemple que ses exploits passés n’impressionnent plus personne aujourd’hui : « he felt that the unique document [the testimony of his whole life] would be looked upon as an archaic curiosity of the Eastern waters, a screed traced in obsolete words – a half-forgotten language » (p.175). Le monde a vieilli plus vite que lui.

En revanche, il ne prévoit pas la moindre « illness » pour son corps d’Hercule : « ‘Let that go’, Captain Whalley had said with a superb confidence in his body » (p.235) quand un notaire, « a young man fresh from Europe » (Ibid.) (qui ignore par conséquent la fugacité des choses de l’Extrême-Orient et la pérennité du capitaine Whalley), a suggéré d’inclure une clause « maladie » au contrat qui lie ce dernier à Massy.

Si bien que, même quand il doit s’avouer (et plus tard, avouer à Van Wyk) : « I am going blind » (p.256), il s’imagine encore pouvoir durer jusqu’au terme du contrat sans être démasqué. Il s’imagine survivre toujours à tous les bouleversements, durer toujours au-delà de tous les termes envisageables.

L’homéostase de Whalley se traduit donc par cet excès de durée qu’il reconnaît lui-même : les 500 livres seront le « last gift of a man that had lasted too long » (p.270). Il est l’homme qui a duré plus longtemps que sa fortune, plus longtemps que son voilier, plus longtemps que ses yeux…

Il se pense l’homme qui durera plus longtemps que le Sofala, plus longtemps que le dernier voyage vers Pangu Bay, plus longtemps que le prochain problème qui ne peut pas être dans la course si régulière du vapeur sur une mer si calme entre la plantation de Van Wyk et l’île de Pangu, mais qui sera dans l’effroi de Massy à voir le contrat arriver à son terme. Pour Whalley qui dure toujours au-delà de tous les termes, il ne peut pas y avoir de terme avant celui qui est dûment annoncé.

C’est pourquoi finalement il fracasse son bateau contre les récifs de Pangu : l’homme qui a duré trop longtemps attend aussi trop longtemps. Non seulement son interprétant de seconde main retarde sa conception du danger, mais son homéostase l’incite à ne s’inquiéter que trop tard : quand « the horror of incertitude had seized upon Captain Whalley » (p.277), il est déjà « half-past three, Tuan » (p.276), c’est-à-dire déjà l’heure où le Sofala devrait être en vue de l’île (« keep a good lookout ahead for land, about half-past three » (p.273)). L’anomalie qui fait que pas même une vague brume n’est détectable (« Tuan, there’s no mist » (p.277)) devrait déjà pousser Whalley à réagir : « Should he stop the engines at once […] ? » (Ibid.). Mais il n’en fait rien. Il perd un temps précieux à tenter de regarder le compas, comme si sa cécité ne progressait pas, comme si ses yeux pouvaient durer plus longtemps que le mal : « by bending his face right down to the glass he had been able before. . . . » (Ibid.). Ce n’est qu’en identifiant la veste lestée qu’il réagira enfin : « Jump and stop her ! » (Ibid.).

Ainsi, la quasi-simultanéité de l’ordre de stopper les machines et du choc contre le mur qui se dresse hors de l’eau à marée basse n’est pas le fruit d’un hasard, une manifestation de la tukhè tragique : Whalley, qui a refusé jadis Iphigénie, Phèdre et Œdipe, ne peut pas redevenir un héros grec à si bon compte. S’il échoue à agir au moment même où il en conçoit la nécessité, cela est dû à sa double incapacité, à sa schizo-sémiosis partielle (qui rompt l’interprétant en deux) dans une homéostase devenue écrasante. Whalley est « schizé » dans sa lecture des mythes et des signes comme dans sa perception du temps.