4.4.5.2 Massy, ou l’homéostase démesurée

Il va sans dire que Massy ne lui cède en rien.

En effet, à sa schizo-sémiosis personnelle (qui ambiguïse l’interprétant par duplication encyclopédique), il ajoute lui aussi une forme d’homéostase, qui dépasse toutes les bornes pourtant déjà fort reculées par Whalley.

Il partage bien parfois celle du capitaine, en doutant lui aussi que ce corps puissant puisse tomber malade (« How could he be expected ? » (p.235)). Mais cette convergence de vues n’est que temporaire et illusoire : si Whalley est fautif, que dire de ce Massy qui en tout point est un Whalley outré !

La différence se lit tout d’abord dans leurs façons respectives de faire fortune. Whalley avait compris bien des ressorts de la haute finance, jouant honnêtement le jeu du commerce (« he had never […] consented to a shady transaction » (p.163)) ou de l’investissement (« he had not been alone in believing in the stability of the Banking Corporation » (Ibid.)). Sa croyance en la « stabilité » d’une banque, qui finalement le perdra, peut certes passer pour un produit dérivé de son homéostase profonde, mais « men whose judgment in matters of finance was as expert as his seamanship had commended the prudence of his investments, and had themselves lost much money in the great failure » (Ibid.). Il n’encourt pas vraiment de blâme, si ce n’est celui d’un manque de diversité : « the only difference between him and them was that he had lost his all » (Ibid.). Peut-être fut-il victime d’une croyance en la « magie » des nombres ronds 188 , magie qui perdrait alors de son efficacité à diviser les investissements entre plusieurs compagnies. Cependant, dans l’ensemble, il n’a enfreint aucune règle boursière ou commerciale.

Tandis que Massy ne contrôle rien, ne connaît rien au monde des affaires (« his ignorance of affairs » (p.190)), et s’en remet au hasard pour amasser ses richesses. Pis : il cherche des règles où tout mathématicien depuis Blaise Pascal sait qu’il n’y en a aucune (« There was a hint there of a definite rule » (p.232)) et ignore de ce fait jusqu’au premier mot des probabilités. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas d’avoir raison sur un point : « he had somehow arrived at the conviction that, in the course of years, every number was bound to have its winning turn » (Ibid.). Cela est certain. Simplement, avec des nombres à cinq chiffres (« The next winning number of the great prize was forty-seven thousand and five » (Ibid.)) mis en jeu dans un unique tirage mensuel (« Three years ago, in the September drawing… » (Ibid.)), il n’a pas tort d’acheter « as many tickets as he could afford for every drawing » (Ibid.), parce qu’à raison d’un seul billet par mois, il risquerait d’avoir à attendre… 8333 ans !

Si Whalley fait parfois figure de patriarche, du moins ne songe-t-il pas à pulvériser aussi impudemment un record de longévité qui, dans la Bible, est encore 8,6 fois plus court que celui que nécessiterait la stratégie de Massy.

Le propriétaire-mécanicien s’abandonne donc à la démesure : qu’il outre l’homéostase de Whalley, ou qu’il table sur une Providence particulièrement bienveillante à son égard, voire sur une « magie » numérique centuplée, il pousse l’improbable jusqu’à l’impossible.

La différence entre ces deux « partenaires » se voit encore dans la façon respective qu’ont ces marins de résoudre leurs difficultés financières. Whalley a été aussi propriétaire que l’est Massy. Mais, tandis que ce dernier ne cesse d’aggraver sa situation en engloutissant l’argent même qui devait le renflouer, et fait du Sofala un panier percé alors même qu’il commence pendant « the halcyon 189 days of steam coasting trade » (p.188), le capitaine a sauvé sa mise par deux fois grâce à sa Fair Maid : après la débâcle de la Banking Corporation, c’est sa « pretty little barque » (p.163) qui le maintient à flot en lui permettant de gagner « the ginger-bread » (p.167) ; et après la lettre de sa fille, c’est la vente de ce même bateau qui lui permet d’avoir immédiatement des espèces disponibles (« He made up his mind to sell the Fair Maid » (p.170)). Whalley et Massy partent du même point, c’est-à-dire d’une fortune réduite à leur patrimoine flottant : « The price of the Sofala took up pretty near all the lottery-money. [Massy] had left himself no capital to work that » (p.188), comme la ruine de Whalley ne lui avait laissé aucun autre capital que son voilier. Mais quand arrivent de plus mauvais jours encore, le capitaine est solvable (« He had no difficulty in finding a purchaser, a speculator who drove a hard bargain, put paid cash down for the Fair Maid » (p.170)), tandis que Massy est virtuellement en faillite et ne peut plus même assurer l’entretien du steamer (« If he, Massy, could get hold of it [Whalley’s money], that would pay for the boilers » (p.271)). Or, ceci est la conséquence directe de la gestion avisée de l’un, par contraste avec la prodigalité maniaque de l’autre (« all the earnings of the ship went that way [purchasing lottery tickets] and also the wages he allowed himself as chief engineer » (p.232)), et pas uniquement de la concurrence nouvelle que font au Sofala les « confounded German tramps turned up east of Suez [who] prowled on the cheap » (p.188). Car ces conditions historiques changeantes n’atteignent pas Whalley (il dure toujours plus longtemps qu’elles) quand elles achèvent Massy.

Autrement dit, si Whalley est cohérent et gère les événements imprévus en maintenant le plus possible sa continuité personnelle, Massy s’ingénie à retourner tous les problèmes prévisibles (réparation de chaudières ou restrictions du marché) en catastrophes, et ne fonde sa survie que sur les événements les plus improbables : une longévité millénaire, une Providence à son service, ou un deuxième gros lot. Il ne peut dès lors qu’envisager de retourner un accident en plan de sauvetage : « He wished her at the bottom of the sea, and the insurance money in his pocket » (p.271).

Ainsi, alors que chez Whalley l’homéostase était essentiellement biologique, sur fond de temps historique instable, chez Massy elle est démesurée, métaphysique (il rêve que ses coups de dés abolissent le hasard (comme ne dirait pas Mallarmé)), sur fond de temps biographique brisé jusqu’à la discontinuité par des espoirs de « fresh starts » successifs que même le Conrad encore marin n’aurait pas entretenu (voir supra, chapitre 1, Conrad 1890b) : dans ses extrapolations comme dans son traitement des ruptures temporelles, Massy en fait toujours (beaucoup) trop.

Notes
188.

« With the entire five hundred one felt a substance at one’s back ; but it seemed to him that should he let it dwindle to four-fifty or even four-eighty, all the efficiency would be gone out of the money, as though there were some magic power in the round figure. » (Conrad 1902c, p.176-177).

189.

Il est vrai que les halcyon days ne sont pas faits pour durer : « ‘You know something ? It’s like the halcyon days.’ / ‘What are they, Arthur ?’ / ‘A period of calm weather in the middle of winter. The ancients used to call them the halcyon days, when the kingfisher was supposed to hatch its eggs. Remember Milton – ‘The birds sit brooding on the calmed wave’ ? The bird was a kingfisher. That’s what ‘halcyon’ means in Greek’ » (Lodge 1984, p.321). Mais les bonnes fortunes ne durent pas non plus, et tout tient à la fermeté avec laquelle on saisit sa chance.