4.4.5.3 Sterne, ou le temps strict

Il est à noter toutefois qu’à l’inverse des deux fautifs de l’interprétant que sont Whalley et Massy, le second, Sterne, n’est sujet, ni aux erreurs d’interprétation, ni à l’homéostase : il sait bien, lui, que « these old men go to pieces all at once sometimes » (Conrad 1902c, p.213). Il y puise même un réconfort contre l’apparente homéostase du capitaine : « Sterne was greatly chagrined, however, to notice that he [Whalley] did not seem anyway near being past his work yet » (Ibid.), ce qui le fait douter qu’il ait avant longtemps l’occasion de le supplanter.

C’est dire que Sterne sait que le temps passe, que les conditions et les hommes changent, mais il sait de plus que la courbe temporelle n’est pas une ligne absolument droite : celle-ci ne manque pas de se briser parfois, et il attend, impatiemment il est vrai, son heure.

Impatiemment, car il ne cherche surtout pas à maintenir pour lui-même un statu quo. Au contraire, il tient à ce que sa position, déjà honorable, de second, se change vite en celle de capitaine. Sterne est à l’opposé de ses deux maîtres : il est celui pour qui le monde ne change pas aussi vite que ses propres capacités, et tarde donc à les reconnaître (« Nowadays, professional merit alone does not take a man along fast enough » (p.213)). D’où son insistance maladroite auprès de Massy, avec ses « I am fit for the work as much as that Serang » (p.229) qui pourraient, si l’armateur-mécanicien possédait l’esprit littéral d’un MacWhirr, lui valoir d’être promu comme… maître d’équipage.

D’où aussi son « retard » sur Massy en ce qui concerne la « découverte » que Whalley devient aveugle. C’est que le travail de décodage chez Sterne est laborieux, sans illusions : il a besoin que le signe suggère un interprétant, que l’interprétant se développe par exploration minutieuse, austère, stricte (stern) des encyclopédies disponibles. Mais c’est aussi qu’il n’escompte, ni l’accélération subite du flux temporel « historique » qui ferait changer son environnement soudain plus vite qu’il ne l’a fait jusque-là (bien que son encyclopédie l’informe en théorie de ce qui peut arriver aux vieillards), ni une homéostase qui le ferait durer nettement plus longtemps qu’un Whalley. C’est là qu’il perd du terrain sur Massy, dont l’homéostase délirante et le goût pour les ruptures temporelles se combinent pour lui donner une conscience accrue, à la fois de sa longévité bien supérieure à celle du capitaine (lequel risque donc de lui faire faux bond et de compromettre ce statu quo qu’il tente de prolonger) et de l’imminence d’un bouleversement dramatique de la routine : Massy est le premier à noter que « of late he [= Whalley] had changed » (p.236), et le dernier à en conclure un changement pour lui-même. Au contraire espère-t-il faire chanter Whalley pour l’obliger à perpétuer la course du Sofala : « he had not yet given up the desire and the hope of inducing that hated old man to stay » (Ibid.).

Il n’est pas jusqu’à la « haine » de Massy pour le capitaine qui ne le rende « so clear-eyed that for a long time Mr. Sterne could have told him nothing he did not know » (Ibid.). Mais cette haine elle-même vient de ce que Whalley lui demeure « incomprehensible in his simplicity, fearlessness, and rectitude » (Ibid.). Or, ces trois qualités indiquent que le passage du temps sur Whalley contrecarre l’attente de Massy, attente qui n’en devient que plus féroce et le rend aux aguets, « clear-eyed ».

En effet, Whalley, tel que le perçoit Massy, semble avoir gardé deux caractères de la chevalerie médiévale : la prouesse (« fearlessness ») et la loyauté (« rectitude »). Or, cette « extension » du capitaine dans les siècles précédents renforce son homéostase (il n’a pas changé depuis le XIIe siècle), concurrençant par-là celle de Massy, de façon d’autant plus menaçante que la seule qualité chevaleresque que Whalley a remplacé par un trait de caractère moderne (« his simplicity ») est précisément celle qui aurait permis au propriétaire de durer : la largesse. La générosité du capitaine est en effet ce qui manque le plus cruellement à l’armateur-mécanicien à l’approche des échéances financières.

Si bien que son « avance » sur Sterne n’est qu’un effet de son homéostase démesurée, et que la distorsion temporelle n’est en aucun cas imputable au second.

Bien plutôt celui-ci est-il le métronome par contraste avec qui le tempo des autres se mesure. Il n’en est pas pour autant sympathique, mais il n’est en rien halluciné non plus.