4.4.7 Polyphonie

La Spaltung de ces sujets qui ne peuvent plus être ce qu’ils furent, ou qui s’essoufflent à devenir ce qu’ils ont failli être, est d’autant plus pathétique que l’homéostase elle-même se fracture. Chez Whalley, elle rend impossible la conservation à la fois de son statut de marin et de son statut de père : pour ne pas rentrer indigent chez sa fille, le père doit garder les 500 livres, bien que cela lui impose de tromper les autres sur la sécurité à bord... il prend alors le risque de perdre son statut de marin, sa « fame », son « honour » (Conrad 1902c, p.162) ; mais rester un marin intègre imposerait de sacrifier les 500 livres, et de ne pouvoir survivre qu’en étant une plus lourde charge qu’auparavant pour sa fille... c’est-à-dire de déchoir plus visiblement de son statut de père.

De même, Massy ne peut plus maintenir à flot à la fois le vapeur et ses finances. Conserver le Sofala en le rentabilisant demanderait de réinjecter un capital supérieur aux 500 livres déjà investies, et personne ne sait où trouver le crédit nécessaire.

Or, si l’homéostase est ainsi condamnée par ces contradictions internes, personne ne peut plus s’en libérer non plus.

Ce pathétique individuel cependant ne serait que mélodramatique si l’Empire britannique ne suivait la même voie. Tenir encore le discours impérialiste après la mort de Victoria et surtout après la révolte des Boxers (et pendant la guerre des Bœrs), c’est aussi se faire croire qu’on peut se survivre à soi-même en parlant un langage qui, de pragmatique qu’il avait pu être, n’est plus guère qu’idéologique, voire bassement politicien.

La voix de l’investissement et du pouvoir n’est plus la seule à se faire entendre. Elle n’est même plus dominante, mal gré qu’elle en eût : devenue la voix de l’auto-persuasion ou de la glose, elle ne couvre plus les voix jadis minoritaires de ces autres sujets de la couronne que sont les indigènes (les Boxers, ou même les serang malais) ou que sont les membres des classes-laborieuses-classes-dangereuses. En Massy le mécanicien se révolte contre son sort, tandis que chez Whalley la voix aristocratique se meurt, supplantée par la seule voix pragmatique qui subsiste et qu’il est bien forcé de faire partiellement sienne : celle de sa fille, « tombée » dans la bourgeoisie médiocre des tenancières de pensions de famille. La révolte de l’un et la chute de l’autre tend ainsi à réduire les écarts, et le point de fuite de cette émergence sociale semble se situer vers la bourgeoisie rentière, puisque le mécanicien aussi rêve d’une oisiveté financée par les intérêts d’un capital revigoré.

La multiplicité des voix dont aucune ne domine, la polyphonie, résulte donc ici d’un équilibre instable : la voix impériale dominait jadis, et la voix des minorités, surtout exotiques, risque sous peu de dominer à son tour. Mais pour l’instant, l’Histoire en est à ce point d’émergence collective où tous les dés tournoient ensemble.

La mort du capitaine Whalley à la fin de la nouvelle semble pourtant trancher, faire retomber au moins ses dés. Prenons garde cependant que le sort des Whalley reste encore indécidé en la personne de la fille : l’avenir seul dira ce que ses dés, à elle, afficheront. Pour les autres, tout reste possible. Massy par exemple annonce à qui veut l’entendre qu’il « was going to make his fortune dead sure in Manila » (Conrad 1902c, p.282) : l’ex-armateur n’est visiblement pas guéri de ses chimères, mais l’avenir seul dira s’il court encore à sa ruine, ou si ses dés retomberont sur une combinaison plus viable. Seul Sterne manque son objectif : il ne deviendra pas capitaine du Sofala. Mais encore plus clairement que les deux autres, lui qui lit correctement les signes et le temps, il garde tout l’avenir devant lui.

Jusqu’au bout donc, les dés tournoient, l’émergence les maintient en suspens, et la polyphonie reste authentique, sans voix, même autoriale, pour assourdir les autres. Le chronotope homéostatique du ‘Tether’ est aussi plein qu’il l’était dans ‘Youth’.