Berau est donc une synecdoque de l’archipel malais tout entier, synecdoque nécessaire d’une région trop vaste sinon.
Ce recours à un trope éprouvé se confirme par le fait que les noms personnels ne sont pas tous issus du microcosme kalimantanais. C’est bien sûr le cas de Hudig, dont les romans ne disent pas qu’il eût jamais quitté Macassar. Mais Conrad va le chercher bien au-delà de l’archipel malais puisque, à en croire John D. Gordan, « [Conrad] gave old Hudig […] the name and possibly the personality of a Dutch Merchant whom he knew in Amsterdam during the winter of 1887 just before he went to Borneo » (Gordan 1940, p.46). Moins éloignées, mais sans contact direct avec le Berau, quelques personnes rencontrées à Dongala ont également fourni des noms pour la fiction conradienne. Ainsi, « according to Mr. Cools, Patalolo, the name given the old Rajah of Sambir, was taken from Patalolo, Sultan of Dongala, Celebes, where the Vidar touched » (Gordan 1940, p.48). De même, « at Dongala Conrad saw Babalatchi and probably Lakamba » (Ibid.)…
Le Berau fictif est ainsi un résumé de toutes les Indes néerlandaises, c’est-à-dire de l’implication des Pays-Bas (Hudig et Amsterdam) dans la colonisation de l’Asie du Sud-est. Sambir est donc plus dense que nature.
Cependant, la scène se situe explicitement à Bornéo, « in the close and stifling heat of a Bornean evening » (Conrad 1895a, p.6, ll.37-38), et si Conrad nomme le fleuve « Pantai » dès l’ouverture d’Almayer’s Folly, ce n’est pas pour dissimuler le Berau sous un nom inventé :
‘In 1887, the year Conrad visited the river Berau in the Vidar, it was actually called the Pantai as the Singapore and Straits Directory, 1887, shows. Conrad was not, therefore, changing the name of the river from Berau to Pantai for fictional purposes as Gordan suggests ([Gordan 1940,] p.51). (Sherry 1966, p.119, footnote).’De fait, de nos jours encore, l’une des branches du fleuve à son delta est nommée Muara Pantai (le Mœara Pantai de l’Encyclopædie néerlandaise (Paulus 1917, p.368)), un nom qui, en malais, ne veut rien dire d’autre que « embouchure de la plage ».
Il est vrai que le fleuve romanesque peut aussi être nommé le « Sambir » (Conrad 1895a, p.13, l.26), quand ce nom ne désigne pas le village en soi (Ibid., p.13, l.34 et passim). Mais c’est, là aussi, puiser dans la toponymie des environs du Berau : de Sambaliung à Samburakat et Sambuajan, de Sembalang à Samiroa, le nom fictif s’inscrit par apocope et anagramme, ou plus simplement « from an abbreviation of Sambaliung » (Gordan 1940, p.51).
Si bien qu’il n’est pas surprenant de trouver le Berau nommé explicitement au moins une fois : « She seemed to have forgotten in civilised surroundings her life before the time when Lingard had, so to speak, kidnapped her from Brow », glisse Conrad à propos de Nina (1895b, p.68). L’orthographe « Brow » en effet est l’équivalent phonétique anglais ([bRaU]) du nom malais de ce fleuve, et apparaît épelé ainsi dans les journaux anglophones de l’époque, en concurrence avec « Barow or Barong » (Leyden 1837, p.96). Les Néerlandais quant à eux privilégient l’orthographe « Beraœ » (Paulus 1917, p.367) ou « Berouw » (Tillema 1921, p.210a), mais, comme Conrad, ils appliquent parfois ce nom au district tout entier :
‘Les derniers survivants de ce malheureux peuple [= les Punan] se sont enfuis vers Berau. On peut estimer que les natifs de Tanjung [Redeb] incluent 250 à 300 familles 203 . (Tillema 1921, p.210a).’Il n’est donc pas assuré que ce « Brow » dans Almayer’s Folly ait « échappé » à Conrad. Norman Sherry s’avance trop quand il présume que « the spelling […] ‘Brow’ […] agrees with Conrad’s when by accident he failed to take the name out of the published text of Almayer’s Folly and replace it with the fictional ‘Sambir’ » (Sherry 1966, p.95), et Eddleman & Higdon corrigent abusivement le texte conradien dans leur édition (Conrad 1895a, p.33, l.40). Etant donné que Conrad ne fait rien pour dissimuler les noms, et étant donné que, dans les comptes rendus contemporains, sont interchangeables « Brow » et « Pantai » quand il s’agit du fleuve, ou le cours d’eau et le district quand il s’agit de Berau, on ne voit pas pourquoi l’onomastique conradienne aurait renâclé à user d’un nom attesté partout.
Il est vrai que par deux fois, le nom « Brow » apparaissant sur manuscrit a été remplacé par « Pantai » dès le passage au tapuscrit. Mais cette correction concerne à chaque fois (Conrad 1895a, p.20, l.9 & p.28, l.7) le nom de la rivière (Eddelman & Higdon 1994, pp. 207 & 210). Rien n’indique que Conrad se fût aussi repenti sur le nom du district.
Quoi qu’il en soit, ces noms géographiques finalement subissent un traitement comparable à celui des noms personnels : un impératif de distorsion opère sur Sambir, mais l’impératif de proximité demeure pour Pantai et Bornéo.
C’est que la cause d’un tel traitement spatial réside également dans la nécessité de réduire un champ trop vaste (tout l’archipel malais) pour l’amener au format d’un roman (une seule île et un seul district), sans pour autant céder aux forces centripètes qui ne feraient du Sambir synecdoque que le strict Tanjung Redeb de mince intérêt.
« De laatste overblijfselen van dit ongelukkige volk [= Pœnan] zijn ontvlucht naar Berouw. Men kan den stam der Tœnjœng op 250 à 300 familiën begrooten. »