Pour ce premier volet, l’approche se fait même presque néo-aristotélicienne, l’unité de temps s’interprétant ici quasiment comme unicité du temps. En effet, si Conrad ne limite pas sa diégèse à une journée, sachant bien qu’en 1651 déjà on annonçait « que l’on serait réduit à la fin à se dispenser de la règle des vingt-quatre heures » (Scarron 1651, p.184), il s’impose néanmoins une règle des quarante-huit heures, en cadrant son récit sur le retour de Dain Maroola 204 , ce qui est plus un assouplissement des thèses de Jean Chapelain 205 qu’une véritable contre-offensive.
Bien entendu, cela le conduit, comme ses aînés, non pas certes à utiliser un messager pour raconter ce qui n’est pas joué sur scène, mais à s’autoriser d’amples retours en arrière pour mieux situer les deux jours (« the last two days » (Conrad 1895a, p.148, l.12)) fatidiques d’Almayer. C’est là la version romanesque du multa tolle ex oculis (de ces événements nombreux qui ne se déroulent pas au moment où le lecteur a les personnages sous les yeux) et dont beaucoup d’écrivains font usage, du Scarron du Roman comique (1651 & 1657 : un unique séjour au Mans est informé du passé de chaque comédien de la troupe) au Saint-Exupéry de Pilote de guerre (1940 : une unique mission est informée de toutes les autres), voire au Louis Malle du Voleur (1967 : la seule nuit du cambriolage chez Me Vivonne est informée de toute la vie du héros de Darien), tant le cinéma suit de près le roman dans ce qu’on y appelle le flash back.
Or, le maintien de telles cohérences temporelles, malgré toutes les incidentes et les digressions qui les entravent, est précisément le problème majeur affronté par Almayer.
De la première nuit (celle du retour de Dain) à la seconde (celle où Nina quitte la maison d’Almayer), dix chapitres s’écoulent. Le chapitre XI conduit au matin suivant, soit à environ 36 heures de la première scène, tandis que la troisième nuit (celle qui suit le départ définitif de Nina, qui a quitté Sambir l’après-midi), après 48 heures donc, tombe au milieu du chapitre XII et dernier (« They slept on the river that night » (Conrad 1895a, p.147, l.29)), ne laissant plus qu’une dizaine de pages pour conclure.
« La règle des vingt-quatre heures avait été discutée par Chapelain en 1630 dans une lettre de réponse à Godeau. Cette exigence mit assez longtemps à s’imposer et ne triompha qu’après 1640. » (Giraud 1981, p.356, n.165)