Dès les premières lignes en effet, Almayer est montré comme une figure de l’anticipation, tentant de tracer une ligne droite temporelle vers son avenir : « ‘Kaspar ! Makan !’ The well known shrill voice startled Almayer from his dream of splendid future » (Conrad 1895a, p.5, ll.1-3). Et la suite ne fait que marteler cette attitude : « there would be an end to all this soon » (Ibid., l.7-8) ;
‘He absorbed himself in his dream of wealth and power away from this coast where he had dwelt for so many years ; forgetting the bitterness of toil and strife in the vision of a great and splendid reward. They would live in Europe, he and his daughter. They would be rich and respected. (Conrad 1895a, p.5, ll.18-22)’ ‘‘I can see the end of a long road. And it leads us away from this miserable swamp. We shall soon get away from here, I and you, my dear little girl, and then – ’ ’ ‘He rose from the table and stood looking fixedly before him as if contemplating some enchanting vision.’ ‘‘And then’ – he went on – ‘we shall be happy, you and I, live rich and respected far from here’ » (Ibid., p.15, ll.32-39) 206 .’Déjà par le passé, Almayer avait bâti de ces plans sur la comète, principalement sous l’influence de Tom Lingard : « He [Lingard] spoke […] of new combinations that were in the future to bring profits bigger still » (Conrad 1895a, p.9, ll.31-33) ; « There will be millions Kaspar ! Millions I say ! » (Ibid., p.10, ll.12-13) ; « He [Almayer] saw in a flash of dazzling light, great piles of shining guilders, and realized all the possibilities of an opulent existence » (Ibid., p.10, ll.17-19).
Il existe cependant une différence entre Lingard et Almayer : figure de l’extrapolation 207 , Lingard prolonge une ligne temporelle qui a commencé de se former quelques décennies plus tôt, quand il a découvert un chenal sur le Berau. Sa fortune et sa réputation s’étaient alors établies (« ‘Captain Lingard has lots of money’ – would say Mr Vinck solemnly […] – he would add in an explanatory whisper ; – ‘You know ; he has discovered a river.’ » (Conrad 1895a, p.8. ll.15-20)), et il ne fait qu’espérer pour l’avenir la répétition de ce shéma : il découvrirait une mine d’or que nul autre ne saurait atteindre.
Tandis qu’aucune ligne temporelle n’est encore tracée pour Almayer quand il rencontre Lingard. Il adopte celle du capitaine, et « guided by the scraps of information contained in old Lingard’s pocket book he was going to seek for the rich gold mine » (Conrad 1895a, p.48, ll.26-28), mais le partage des secrets de son aîné se fait plutôt pour lui à l’improviste, contre toute attente, sans continuité avec la courbe que sa vie a suivie jusque-là : « After a year or so Lingard having been brought often in contact with Almayer in the course of business, took a sudden and, to the onlookers, a rather inexplicable fancy to the young man » (Conrad 1895a, p.9, ll.16-18).
Si bien que ce qu’Almayer attend de l’avenir, ce n’est pas l’étirement d’une ligne amorcée, c’est une série d’autres ruptures favorables : « Then she [Lingard’s adoptive daughter] may mercifully die. He was always lucky ! » (Conrad 1895a, p.10, ll.29-30) ; « always expecting some favorable turn of fortune » (Ibid., p.24, ll.2-3) ; « Great changes were expected » (Ibid., p.26, l.35).
Almayer adopte donc l’optimisme de Lingard sans en comprendre les fondements : tout ce qu’il retient, c’est la vision d’un avenir radieux, mais il escompte que cet avenir déjà tracé pour lui vienne apposer sa marque sur le présent, et gauchir en sa faveur tous les événements. Almayer remplace l’extrapolation de Lingard par un foreshadowing, que Gary Saul Morson définit comme « [a] backward causation » : « Instead of being caused by prior events, [certain events] happen (or also happen) as a consequence of events to come » (Morson 1994, p.7).
Almayer en somme lit le monde à l’envers, se montrant aussi piètre sémioticien que son mécène est cohérent.
« All would be well. Must be well » (Ibid., p.13, l.21) ; « We shall live a – a glorious life. You shall see ! » (Ibid., p.16, l.17) ; « And he began – after his manner – to plan great things, to dream of great fortunes for himself and Nina » (Ibid., p.26, ll.24-25) ; « vivid dreams of untold wealth ; […] in a gorgeous vision of a splendid future existence for himself and Nina » (Ibid., p.49, ll.2-4).
Fondée sur son équation personnelle, où son talent de découvreur, déjà attesté au moins une fois, est un paramètre important.