5.2.3 Sémiotique de l’extrapolation

Certes, il ne s’agit pas ici d’interpréter des signes à proprement parler, et nous ne retombons pas sur la problématique des œuvres marines de Conrad, bien que Lingard reste marin avant tout comme le confirmera The Rescue 208  : entre la parole donnée à deux Wajo et le code du sauvetage en mer, il n’hésitera qu’à peine à trahir la première pour satisfaire au second.

Il n’en reste pas moins qu’une autre sémiotique est en jeu, qui gouverne, non le rapport aux signes, mais le rapport au temps qu’établissent les personnages. Une sémiotique qui fait que leur interprétation de l’avenir dépend elle aussi de la richesse et de la pertinence de leur encyclopédie.

C’est que l’extrapolation opérée par Lingard n’est pas purement mathématique : il ne lui suffit pas d’induire l’équation d’une courbe à partir de son segment disponible pour pouvoir en tracer le segment suivant. Par exemple, il ne lui suffit pas d’observer que la jeune pirate qu’il a recueillie, et partant aussi capturée, « accepted her position calmly » (Conrad 1895a, p.18, l.32), pour extrapoler sa soumission indéfinie. On ne devient pas Lingard sans connaître l’existence de quelques ruses, dissimulations, ou trahisons. Non, Lingard envisage l’avenir de cette « Malay girl » en se référant également à une encyclopédie ethnologique, vulgarisée par les Jungle Books de toutes sortes, qui a depuis longtemps enregistré qu’en de telles situations, l’indigène considérerait sa position comme « quite natural ; for, was she not a daughter of warriors, conquered in battle, and did she not belong rightfully to the victorious Rajah ? » (Conrad 1895a, p.18, ll.33-35). Ce n’est que parce que l’attitude de la jeune captive est conforme à ce qu’annonce l’encyclopédie du moment dans un cas semblable, que Lingard interprète la passivité en acceptation.

Ce faisant, il commet une erreur. Mais une erreur qui n’est ni méthodologique (Lingard n’oublie pas de passer les faits à l’épreuve de l’encyclopédie), ni sémiotique (l’encyclopédie n’est pas si mauvaise, puisque la voix de la « Malay girl » énonce la règle qui vaut pour les filles de guerriers). Une extrapolation ainsi sémiotisée n’est donc pas une faute en soi. L’erreur ne vient que du paramètre ignoré : le jour de sa capture, la jeune Malaise « had been fighting desperately like the rest of th[e pirates] on board the prau » (Conrad 1895a, p.18, ll.5-6). Cela ne veut pas dire que les lois enregistrées par l’encyclopédie ne s’appliqueraient pas aussi bien. Cela veut seulement dire que la « Malay girl » n’est plus « some child » (Conrad 1895a, p.8, l.9), mais déjà une guerrière, une femme mûre. En tant que telle, « she nourished a hope of finding favour in his [Lingard’s] eyes and ultimately becoming his wife » (Conrad 1895a, p.19, ll.20-21). Or, Lingard « spoke of her as ‘my daughter’ » (Conrad 1895a, p.8, l.13). Cette erreur d’interprétant est encore liée au temps, biologique, de l’âge réel de la captive. C’est elle seule qui cause l’erreur liée au temps, chronologique, de l’avenir d’Almayer et de sa relation à sa fille Nina. Mais de cette erreur d’interprétant, Lingard n’est pas vraiment responsable : « no one knew that […] she had been fighting like the rest of them on board the prau » (Conrad 1895a, p.18, ll.2-6). Si bien qu’on ne peut pas dire de Lingard qu’il ignore la sémiotique, ni qu’il la maîtrise mal. Sa quasi-sémiosis est presque correcte, ne péchant que par le choc des points de vue, celui de l’enfant qui se voit en femme, et celui du vieux marin qui ne voit pas la guerrière sous sa juvénilité. L’encyclopédie de Lingard est presque complète : il n’y manque qu’un oxymoron pour prévenir contre les bébés-pirates, les warrior-toddlers, les fillettes nubiles.

Nous sommes loin par conséquent de la caco-sémiosis d’Almayer. Ses cacophonies interprétatives en effet laissent pantois. N’ayant pas de courbe à extrapoler, il n’escompte que des ruptures, ce qui serait la position défendable de Gary Saul Morson et de son sideshadowing s’il disait avec Aristote que,

‘when in future events there is a real alternative, and a potentiality in contrary directions, the corresponding affirmation and denial have the same character. (Aristotle, On Interpretation, 9, 19b33-34)’

ou, avec Montaigne, que

‘ce que nous voyons advenir, advient ; mais il pouvoit autrement advenir ; et Dieu, au registre des causes des advenements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites. (Montaigne 1580, II, p.687)’

Mais Almayer ne veut rien de fortuit, il n’attend pas de rupture dans toutes les directions : il ne veut que des surprises favorables, de l’imprévu planifié, en ligne avec ses espérances, un chaos orienté. Il vit, redisons-le, dans le foreshadowing.

Evidemment, à cette aulne les vrais imprévus ne peuvent que le déranger. Ainsi, la déflagration sentimentale qui a lieu dès que Dain Maroola est mis en présence de Nina interrompt le discours d’Almayer pour son plus grand embarras : « the tranquilised master of the house was going to resume the conversation when struck by an unexpected change in the expression of his guest’s countenance he turned his head and saw Nina standing in the doorway » (Conrad 1895a, p.42, ll.25-28) ; « [Dain] stood, almost facing her, a little on one side, and struck by the beauty of the unexpected apparition, had bent low » (Ibid., ll.37-39) ; « Dain Maroola dazzled by the unexpected vision forgot the confused Almayer » (Ibid., p.43, ll.27-28). A l’évidence, Dain comme Nina accueillent les imprévus en les prenant immédiatement en compte. Mais cet imprévu-là n’abondant pas dans le sens des rêveries d’Almayer, ce dernier perd l’initiative en tentant de l’ignorer, et est ainsi dépossédé de son statut de protagoniste. Le centre d’intérêt se déplace vers sa fille, le point de vue dominant devient celui de Dain Maroola, tandis qu’Almayer glisse progressivement, de « tranquilised » qu’il était encore, à « confused », puis à « embarrassed » : « ‘It is my daughter’ – said Almayer in an embarrassed manner » (Conrad 1895a, p.43, l.32). Les trois occurrences en deux pages de l’adjectif « unexpected » sont comme les jalons de cette chute qui en programme bien d’autres : effet du surgissement de « l’altérité radicale », cet imprévu lance Almayer et Dain sur deux voies divergentes. C’est pourquoi

‘il convient d’entrée de jeu de remarquer que c’est le personnage de Nina qui sert de révélateur, de catalyseur à l[’]évolution inverse [d’Almayer et de Dain]. Grâce à Nina, Dain accède à la reconnaissance de l’Autre en elle et de l’Autre en lui, et donc au désir et à la vie. Par contre c’est par l’affirmation de son Altérité face à son père que Nina fait apparaître chez lui cette perversion que constitue une stratégie d’évitement de la castration symbolique qui conduira chez lui au mutisme, à la folie et à la mort. (Maisonnat 1991b, p.3)’

C’est pourquoi aussi Dain sera amené à « trahir » Almayer et à simuler sa propre mort, imprévu culminant qui non seulement fait s’effondrer tous les plans du colon blanc, mais fait cesser de sa part toute tentative d’auto-persuasion.

‘A strange fancy had taken possession of Almayer’s brain, distracted by this new misfortune. It seemed to him that for many years he had been falling into a deep precipice. Day after day, month after month, year after year he had been falling, falling, falling ; […] he had reached the bottom. (Conrad 1895a, p.75-76, ll.36-39 & 1-5)’

Ainsi, quand le changement radical tant souhaité arrive effectivement, son caractère négatif, pourtant aussi probable qu’un aspect favorable, est si contraire aux chimères d’Almayer qu’il en développe aussitôt une autre, outrant son malheur comme ses rêves avaient jusque-là gonflé ses espérances, outrance négative qui lui fait contempler un moment le suicide (« Why doesn’t he cut his throat ? » (Conrad 1895a, p.76, l.12) ; « I may just as well burn all my boats » (Ibid., p.77, ll.77-78)) ou perdre l’esprit (« I am not going mad ; – of course not, no, no, no ! » (Ibid., ll.17-18)), sans pour autant le corriger vraiment : « I had it all nearly in my grasp. […] Do you hear ? I had it all there ; so ; within reach of my hand » (Ibid., p.77, ll.27 & 30), continue-t-il de croire, alors que « the unreality of his aims » (p.78, l.6) devrait enfin lui apparaître.

Il ne faut donc pas rapprocher trop vite Lingard d’Almayer sous prétexte que tous deux escomptent s’enrichir. Alors que les calculs de l’un ne se faussent que sur un paramètre difficile à estimer, l’autre ne semble rien savoir du cœur ou des intérêts des hommes. Tandis que l’un ignore les méandres œdipiens qui feront que sa captive rêvera en mari celui qui ne se veut que son père adoptif, l’autre s’y abandonne en n’offrant à Nina que la perspective d’une vie en tête-à-tête avec son géniteur : « I and you, my dear little girl […] you and I » (Conrad 1895a, p.15, ll.34 & 38).

Lingard et Almayer sont donc des figures opposées, comme s’oppose l’extrapolation au foreshadowing (c’est-à-dire à la « speculation » (Conrad 1895a, p.93, l.24) sur le saut soudain de la mauvaise à la bonne fortune, au rebours d’Aristote) ; comme s’oppose aussi la quasi-sémiosis à une caco-sémiosis qui conduit parfois à l’aveuglement total aux signes 209  ; et comme s’opposent enfin les traitements de l’espace.

Notes
208.

Et bien que « a good deal of spying and eavesdropping » occupe les personnages : « the whole novel appears to be an omnipresent quest for meaning » (Maisonnat 1991c, p.3). Simplement, ces problèmes ponctuels de décodage s’inscrivent dans un cadre plus vaste qu’il s’agit justement de caractériser ici.

209.

« The dilated nostrils and the flashing eyes were the only signs of the storm raging within, and those signs of his daughter’s emotion Almayer did not see for his sight was dimmed by self pity, by anger, and by despair » (Conrad 1895a, p.78, ll.37-40).