5.2.4 Le chronotope D

Sur ce grand delta que forme le Berau en aval de Tanjung Redeb, et que forme aussi le « Pantai » en aval de « Sambir », la sémiosis de Lingard comme celle d’Almayer ont de quoi s’exercer.

Lingard en effet, champion de l’extrapolation, de la continuité quand il s’agit de lignes temporelles, ne pouvait laisser une ligne spatiale, fût-elle fluviale, se ramifier. Aussi efface-t-il le delta du Berau en traçant une unique ligne navigable continue entre le comptoir et la mer, « into that river whose entrances himself only knew » (Conrad 1895a, p.8, ll.25-26).

Almayer en revanche, dont le foreshadowing ignore la géométrie rationnelle, ne peut que fonder toutes ses espérances sur un delta providentiel favorable à lui seul et maintenant les navigateurs arabes hors de ses eaux. Or, « the Arabs had found out the river » (Conrad 1895a, p.20, l.25), et cela seul suffit à retourner une « conquest » en « struggle » (Conrad 1895a, p.20, ll.21 & 29).

Autrement dit, Almayer’s Folly met en place un chronotope Delta, où temps, espace et sémiosis sont indissolublement liés. Au temps presque droit de Lingard, à son encyclopédie presque complète, se joint un espace presque lisse, où le delta est presque maîtrisé. Au temps chaotique d’Almayer en revanche, à sa sémiosis désordonnée, se mêle un espace perméable de toutes parts, où le delta est peut-être d’autant plus incontrôlable qu’il s’inscrit aussi dans un nom intranscriptible. De la chaîne phonétique [olme(j)¶] en effet, doit-on déduire Almayer, comme dans la fiction ? Olmeijer, comme dans les affaires ? ou Olmeyor, comme sur le certificat de mariage ? Hasard ou inspiration, ce nom deltaïsé :

est une aubaine pour un personnage qui évolue dans l’incohérence perpétuelle.