5.2.5.2 Triumvirat spéculaire

Si certains sujets sont « dissidents » cependant, comme Lakamba, Babalatchi et Abdulla, leur rapport à la triade dominante est bien sûr complexe, c’est-à-dire qu’il est ambigu : à la fois les rétifs s’opposent à Lingard, au Rajah et à Almayer, mais en même temps ils les reconnaissent comme modèle.

Ainsi, Lakamba, au temps où Almayer venait d’arriver, passe son temps « plotting against the old Rajah and Almayer » (Conrad 1895a, p.20, l.35). Mais à la mort du chef indigène, il ne fait pas autre chose que s’asseoir sur son trône (« Lakamba reigned in his stead now » (Ibid., l.36)), ce qui suppose au moins l’approbation des autorités néerlandaises (« having been well served by his Arab friends with the Dutch authorities » (Ibid., ll.38-39)). C’est là une piètre remise en cause du colonialisme et de son Sujet idéologique !

De même, si Abdulla fomente « a covert plot » (Watts 1983) contre Almayer et Lingard, c’est une intrigue visant à devenir « the great man and trader of the Pantai » (Conrad 1895a, p.22, l.39. L’idéologie mercantile n’est donc aucunement remise en cause), après s’être haussé patiemment à la hauteur de Lingard en « trouvant » le chenal qui ouvre toutes les possibilités : « the Arabs had found out the river » (Conrad 1895a, p.20, l.25). Le Sujet Lingard-Père-Mercantilisme fait un nouvel adepte, et non un opposant.

De plus, le « covert plot » se mène d’abord en considérant « a scheme of marriage : he [Abdulla] had thought that his nephew Reshid might marry Nina » (Watts 1983, p.228). Il s’agit donc en premier lieu de viser à se faire encore plus sujet, « so that the rival, Almayer, would thus become a relative and partner » (Watts, ibid.). D’où les visites d’Abdulla, accompagné de Reshid, à Almayer : « he explained to the dumbfounded Almayer that if he would consent to the alliance of his offspring to that true believer and virtuous man Reshid, she would be […] first wife of the first Arab in the Islands » (Conrad 1895a, p.36, ll.14-17). Ainsi, non seulement Abdulla tente-t-il de se faire définitivement sujet, mais il le fait à la manière d’Almayer, qui s’est associé à Lingard par la même manigance matrimoniale, en épousant sa fille adoptive. Supplanter suppose bien sûr une éviction, mais aussi l’adhésion au système en place.

Ce premier plan cependant n’ayant pas porté ses fruits, la rivalité s’exprime ensuite plus ouvertement. Mais elle le fait surtout à l’égard d’un autre petit sujet, Dain, en le dénonçant aux autorités néerlandaises, entérinant par-là le système colonial : « ‘An Arab trader of this place has sent the information about your goings on here to Batavia, a couple of months ago’ – said the officer » (Conrad 1895a, p.93, ll.16-17). Cela certes rejaillit sur Almayer, mais l’officier le rassure : « Your head is not in any danger » (Ibid., p.94, l.22). Tandis que la tête de Dain, elle, est si compromise que tout le monde croit qu’elle a été décollée : « ‘As you observe gentlemen’ – he added gravely – ‘there is no head and hardly any neck’ » (Ibid., p.108, ll.11-12).

Ainsi, Almayer est ruiné, et en ce sens Abdulla est vainqueur, mais à aucun moment ce dernier ne songe-t-il à l’éliminer physiquement. Seul Lakamba prononce un « Almayer must die » (Ibid., p.67, l.18), mais c’est qu’il croit que le « trésor », l’or d’une mine inconnue, est déjà découvert, et craint qu’Almayer n’en révèle le secret aux Néerlandais « so as to find mercy » (Ibid., p.67, l.14). La sentence et son mobile n’ont donc rien à voir avec le « covert plot » d’Abdulla, ni avec une quelconque option idéologique : ce n’est qu’un réflexe jaloux sans portée sur la suite.

Quant à Babalatchi, il est aux ordres de Lakamba comme Almayer l’était à ceux de Lingard (« Call me father, my boy. […] Damme, tho’, if I didn’t think you were going to refuse. Mind you, Kaspar, I always get my way so it would have been no use » (Ibid., p.10, ll.37-40)) et n’en est que le porte-parole, le Verbe incarné : « Listen Babalatchi ; […] you cross over and tell the white men » (Ibid., p.98, ll.8-9). Mais il est sans aucun doute inclus dans les triangles : « Babalatchi who was always a third party at those meetings » (Ibid., p.45, ll.11-12).

Le rival Abdulla joue donc à être Lingard en « trouvant » la rivière et en contrôlant toutes les activités de Sambir. Le rebelle Lakamba joue à être le Rajah reconnu par ses sujets et par Batavia. Le secret Babalatchi joue à être Almayer, sans initiative et sans verbe propre. Les « opposants » ne font ainsi que recréer en miroir la Trinité initiale, ne visent qu’à instaurer un triumvirat spéculaire qui prolonge le premier. Les divergences ne fondent donc aucune polyphonie, tous parlant d’une même voix cupide, chacun ne cherchant qu’à couvrir celle de l’autre mais avec les mêmes mots.