5.2.5.3 Temps non polyphonique

Dans leur rapport au temps aussi bien, les trois arrivistes reproduisent le discours de leurs prédécesseurs.

Abdulla emprunte à Lingard sa foi en des extrapolationsrationnelles quand il persiste à rôder autour du Berau (prouvant ainsi qu’il a un objectif plus défini dans l’avenir) sans trop s’y risquer (prouvant ainsi la sagesse de son approche), là où d’autres « came to grief on hidden sandbanks and coral reefs » ou « got discouraged » (Conrad 1895a, p.8, ll.36 & 38).

A l’inverse, Lakamba fonde beaucoup de ses espoirs sur une fortune favorable : ainsi, il accède au pouvoir « when by a convenient decree of providence […] the old Rajah of Sambir departed this life » (Conrad 1895a, p.22, ll.35-37), comme Almayer escomptait perdre sa femme pour mieux s’épanouir : « and then she may mercifully die » (Ibid., l.29). Certes, le « décret de la Providence » pour Lakamba fut aidé d’une petite « scientific manipulation » (Ibid., p.22, l.36), mais la pensée d’Almayer selon laquelle il est « easy enough to dispose of a Malay woman » (Ibid., p.10, ll.32-22), tout aussi imprécise, a des accents tout aussi lugubres.

Une telle foi en un foreshadowing, que ne peut que nourrir cette arrivée elle aussi providentielle d’un Arabe plus obstiné qui aplanit maintes difficultés pour le roitelet (« well served by his Arab friends with the Dutch authorities » (Ibid., p.22, l.38)) fait donc de Lakamba un reflet chronotopique d’Almayer.

Moins audacieux mais tout aussi opportuniste fut le pseudo-sideshadowing du vieux Rajah. Que l’on sache, il n’a rien comploté et s’est contenté de saisir l’occasion offerte par Lingard comme elle venait, mais enfin, il a alors tracé d’emblée la ligne durable du règne de son nouvel homologue des mers, « the Rajah Laut » (Conrad 1895a, p.8, l.5), en escomptant la prolonger grâce à Almayer : c’est le sens de la « protection given to [Almayer] for Lingard’s sake » (Ibid., p.20, l.31). Cette unique fortune favorable a semblé lui suffire et il n’en attend pas d’autre, mais il table sur la perennité de la situation initiale.

En cela, il est comme Babalatchi. Pour ce dernier, l’aubaine, dont rien ne dit qu’il l’eût escomptée, fut le succès de Lakamba, mais désormais il table aussi sur la perduration de ce nouvel ordre établi et se satisfait de sa position : « I am only my master’s slave » (Ibid., p.45, l.17).

On remarquera que cette fois, le miroir se déforme : Babalatchi reflète plus le vieux Rajah qu’Almayer, et Lakamba reflète plus Almayer que le Rajah. Mais aucun des nouveaux venus n’adopte un sideshadowing plus authentique que celui de ses prédécesseurs : à propos du temps non plus, il n’y a pas de véritable polyphonie. La « fin de l’histoire » semble ici se confirmer avec « l’éternel retour du même » gagnant éphémère.