5.2.6 Le Delta selon Nina

Par contraste, dans le triangle familial, Nina se distingue nettement.

5.2.6.1 Sideshadowing authentique

A l’opposé d’Almayer, Nina ignore le foreshadowing. Tout pour elle est imprévu, parce que rien par elle n’est jamais anticipé. Bien sûr, sa première rencontre avec Dain Maroola est le plus inattendu des événements pour elle : « She felt a hitherto unknown feeling of shyness mixed with alarm and some delight […]. Confused by those unusual sensations she stopped in the doorway » (Conrad 1895a, p.43, ll.19-22). Mais même son éveil amoureux suit un cheminement qu’elle n’aurait jamais su concevoir auparavant : « She recognised with a thrill of delicious fear the mysterious consciousness of her identity with that being. – Listening to his words it seems to her she was born only then to a knowledge of a new existence » (Conrad 1895a, p.50, ll.4-7). Cette nouvelle existence amoureuse ne tardera évidemment pas à entrer en conflit avec son ancienne existence de petite fille sage. Le temps de la bifurcation, où il faudra choisir entre prolonger l’état ancien ou dévier vers le nouveau est dès lors prévisible à court terme. Pourtant, quand il se présente, il laisse un moment Nina

‘With her breast torn by conflicting impulses raised unexpectedly by events she had not foreseen, or at least did not expect to happen so soon. With her heart deeply moved by the sight of Almayer’s misery, knowing it in her power to end it with a word ; longing to bring peace to that troubled heart, she heard with terror the voice of her overpowering love commanding her to be silent. And she submitted after a short and fierce struggle of her old self against the new principle of her life. (Conrad 1895a, p.78, ll.25-32)’

C’est-à-dire qu’à la fois Nina n’anticipe pas le changement (elle se laisse surprendre et écoute encore son « old self »), mais s’y soumet sans trop d’atermoiements. N’attendre rien d’une quelconque fortune, mais s’engager dans les voies divergentes sans s’apesantir outre mesure sur le passé, c’est bien là ce qui peut caractériser le mieux un esprit ouvert au sideshadowing.

Nina ignore tellement les extrapolations, se soumet tellement aux hasards sans compter sur eux à aucun moment, accepte si spontanément l’aléapolation que dit le sideshadowing, qu’elle ne se figure nullement d’avance ce que sera sa vie avec Dain. Leur « infatuation » mutuelle (Conrad 1895a, p.50, l.20) lui suffit : advienne que pourra. Même son « it could not be ! » (Ibid., p.116, l.4), quand sa mère envisage d’autres femmes dans la vie de Dain, ne trace pas la ligne continue de la fidélité du Prince Charmant, mais annonce uniquement l’impossibilité pour Nina de tolérer de tels écarts. Son « It could not be ! » n’est qu’une variante du « I could not live » prononcé juste avant (Ibid., l.3), et laisse seulement prévoir au moment crucial une adhésion tacite à la conclusion de sa mère : « then […] to that woman Nina show no mercy » (Conrad 1895a, p.116, ll.5-6). Ce n’est donc ni une extrapolation sur la pérennité des sentiments, ni le foreshadowing d’une future nouvelle bonne fortune qui rectifierait d’avance tous les événements, mais une préparation minimale à l’éventuel prochain sideshadowing où la fortune pourrait fort bien être moins clémente. Nina, jusqu’à son départ effectif avec Dain inclus, reste donc une figure sans faiblesse de l’aléapolation authentique.