5.2.6.4 Life & love

Si la déclaration de Nina était si banale, chacun la comprendrait d’emblée. Or, Almayer n’y entend goutte : « you do not understand the meaning of my words » (Conrad 1895a, p.143, ll.34-35), lui reproche Nina.

Cette incompréhension d’Almayer n’est pas due seulement à l’absence du mot « richesse » dans cette définition de la vie. Il pourrait interpréter la puissance que mentionne sa fille (« power ») comme celle qu’il a acquise grâce à l’argent : « money is powerful » (Ibid., p.10, l.30).

Mais la discussion qui s’engage entre lui et sa fille porte sur le deuxième terme de la définition : « love ». C’est apparemment le plus naïf des deux, le plus fleur-bleue, mais c’est celui où tout se joue : « when I returned to Sambir I found the place which I thought would be a peaceful refuge for my heart, filled with weariness and hatred – and mutual contempt » (Ibid., p.143, ll.36-38). Autrement dit, « love » ici n’est pas seulement la vague « infatuation » (Conrad 1895a, p.50, l.20) de deux tourtereaux. « Love » ici ne s’oppose pas non plus uniquement à la morosité (« weariness ») et à la haine (« hatred »), opposition qui n’éclaire pas beaucoup son sens. Il s’oppose plus précisément au mépris (« contempt »).

Or, cette fois, Almayer comprend parfaitement ce que cela signifie. Il vient de montrer son mépris pour Dain en le désignant par « ‘That’ – said Almayer pointing his finger at Dain » (Conrad 1895a, p.143, l.24) quand Nina a parlé de « power and love ». Et il sait bien que Nina vise juste en lui disant de sa mère : « her who was the regret and shame of your life » (Ibid., p.143-144, ll.40 & 1), car il se l’est assez répété : « As to the other side of the picture – the companionship for life of a Malay girl […] there was only the shame that he a white man – » (Ibid., p.10, ll.25-28). Il sait que « mépris » ici est seulement l’autre nom du racisme. Et il sait que c’est ce mépris pour les autochtones, ce sentiment de la « dignité » du Blanc, qui l’a empêché d’aimer Nina autant qu’elle le méritait : « What if he should let the memory of his love for her weaken the sense of his dignity ? She was a remarkable woman » (Ibid., p.144, ll.29-31).

Nina, l’adepte du sideshadowing, à ce point nodal de leur dernière entrevue, offre donc à Almayer un ultime choix, entre la route du mépris raciste prolongé, extrapolation de l’Almayer sempiternel, et la route toute nouvelle pour lui d’un amour désintéressé du prochain. Almayer contemple cette ultime bifurcation : « What if he changed his heart if not his skin and made her life easier between the two loves that would guard her from any mischance » (Ibid., p.144, ll.35-37). Autrement dit, et si Almayer-le-Fils dans cette Trinité où Lingard est le Père, se faisait véritablement christique, ce qui inclut aussi et d’abord de pardonner ?

Cela ne serait pas un reniement de son statut de Blanc : il n’aurait pas à changer « his skin », seulement « his heart », parce que le pardon, l’amour du prochain, font partie de ce que les Blancs peuvent « dignement » adopter comme ligne de conduite.

Pourtant, Almayer refuse cette nouvelle voie. Pas de pardon : « ‘I shall never forgive you’ – he repeated with mechnical obstinacy » (Ibid., p.144, ll.9-10) ; « only one idea remained clear and definite : – not to forgive her […]. And this must be made clear to her – and to himself – by frequent repetition » (Ibid., p.144, ll.22-24) ; « ‘I will never forgive you Nina !’ he shouted » (Ibid., p.144, l.39).

Bien sûr, on ne s’attendait pas à ce que ce forcené du foreshadowing se laisse séduire aussi facilement par un imprévu dont rien ne dit qu’il lui fût favorable. Car aux yeux du colon, le refus du pardon « was his idea of his duty to himself – to his race » (Ibid., p.144, ll.24-25), et suivre la voie nouvelle serait comme tomber dans une race inférieure. Mais au fond ces raisons ne tiennent pas. La tentation est forte de suivre Nina quand même : « His heart yearned for her. What if he should say that his love for her was greater than – » (Ibid., p.144, ll37-38), parce que le Sujet chrétien existe, disponible à n’importe quel Blanc qui n’aurait que la peine de s’en saisir. Non. Ce qui retient Almayer n’est pas la fidélité à soi-même ni à sa race, qui ne sont que des paravents. Le nœud du problème ne s’avoue, comme toujours, qu’en dernier : « his duty to himself – to his race – to his respectable connections » (Ibid., p.144, l.25).

Autrement dit, c’est l’appartenance au groupe qui retient Almayer en dernière analyse. L’appartenance à un groupe que seul un Sujet commun permet de fonder et de définir. L’appartenance à ce groupe « respectable » qui, de Lingard aux Néerlandais, n’est en « connexion » avec Almayer que pour la perduration du Sujet Mercantile colonial.