Entre deux Sujets occidentaux, le Capitalisme et le Christ, qu’Almayer ni aucun autre ne parvient à concilier, Almayer reste fidèle au premier.
Pour autant, le second Sujet ne pourrait être celui que propose Nina qu’au prix d’une occidentalisation totale de la jeune fille (solution qu’elle refuse farouchement : elle reproche à son père d’avoir voulu lui imposer « your own visions. The visions of life amongst the white faces » (Ibid., p.134, l.19)) et au prix d’une réduction de la problématique à une dichotomie entre Capital et Foi qui a peut-être stimulé les esprits au XVIe siècle, mais qui serait singulièrement déplacée dans le Bornéo du XIXe siècle.
Si le Sujet que reconnaît Nina inclut bien l’Amour, et est par-là accessible aux âmes occidentales pour peu qu’elles soient moins sèches que celle d’Almayer, il inclut aussi la Puissance, le Pouvoir, que n’est pas censé chercher le chrétien. Ce « power » est d’autant moins compatible avec un Amour christique qu’il n’est pas, puisque Nina refuse le modèle colonial de son père, l’effet secondaire de l’enrichissement capitaliste dont ont réussi à s’accommoder les protestants (voir Max Weber 1947).
Nul doute que l’Amour n’eût été entendu par Nina dans ces moments où « I listened to the voice of my own self » (Conrad 1895a, p.134, l.21). Mais « I have listened to your voice and to her voice » également (Ibid., p.143, ll.38-39), dit-elle à son père. Et comme elle ne rencontre qu’incompréhension chez ce dernier (« then I saw that you could not understand me » (Ibid., p.143, ll.39-40)), comme elle ne s’entend pas avec le Sujet Mercantile (« she had breathed the atmosphere of sordid plotting for gain, of the no less disgusting intrigues and crimes for lust and money » (Ibid., p.34, ll.22-24)), il ne lui reste à entendre que la voix de sa mère : « for was I not a part of that woman ? » (Ibid., p.143, l.40) ; « she fell more and more under the influence of her mother » (Ibid., p.35, ll.9-10).
Une partie du Sujet que reconnaît Nina lui vient donc de sa mère, qu’elle écoute effectivement beaucoup : « she listened with avidity to the old woman’s tales » (Ibid., p.35, l.11).
Elle y entend peut-être l’amour maternel, encore que le même foreshadowing lui donne une qualité peu différente des rêves paternels : seule la forme change.
Mais elle entend surtout parler des « departed glories of the Rajahs from whose race she had sprung » (Ibid., p.35, ll.11-12). Cela ne lui suffit pas à tracer d’avance une ligne temporelle au bout de laquelle elle renouerait déjà avec ces gloires passées. Mais cela la rend « gradually more indifferent, more contemptuous of the white side of her descent represented by a feeble and traditionless father » (Ibid., p.35, ll.12-14).
Autrement dit, découvrant l’Amour par elle-même et méprisant la sordide cupidité (« sordid greed » (Ibid., p.35, l.2)) à laquelle n’échappe pas sa mère (« Nina […] looked down on many little canvass bags […] wherefrom her mother extracted handfuls of shining guilders and Mexican dollars letting them stream slowly back again through her claw-like fingers » (Ibid., p.51, ll.24-28)), elle choisit de retenir pour son Sujet le Pouvoir guerrier indigène. Pouvoir guerrier qui ne se soucie pas de l’Amour du prochain comme le conçoivent les chrétiens, mais qui ne fait aucune place au mépris raciste qu’est seul chargé de tenir à distance le « love » retenu et expliqué par Nina.
Ainsi, si « life that means power and love » a l’air si familier aux oreilles occidentales qu’ils y lisent volontiers une banalité d’adolescente, en niant le pouvoir financier et l’amour christique, Nina redéfinit un Sujet idéologique opposé à celui de Lingard et de ses partenaires ou rivaux. En affirmant l’avènement d’un pouvoir guerrier non raciste, elle dessine un Sujet à la fois plus traditionnel (celui de la puissance militaire, perdurant bien sûr sous le règne du Capital, mais née avant lui) et plus en phase avec l’histoire récente où le mépris des peuples fonde trop souvent les rapports géopolitiques.
Ce Sujet est incompatible avec celui de Lingard, et cependant il ne « vaut » moralement pas mieux : le Sujet de Nina n’est finalement que celui du Despotisme Eclairé, que nul ne songe à proposer comme parangon.
La divergence entre Almayer et Nina est donc une polyphonie vraie, où la voix de Nina ne domine pas plus celle de son père que celle d’Almayer ne domine celle de sa fille : le Capitalisme colonial et le Despotisme éclairé se renvoient aisément dos à dos d’un point de vue moral. Et du point de vue historique, les victoires annoncées d’un Sujet ou de l’autre restent éphémères : Almayer a perdu, mais contre un Abdulla qui défend le même Sujet et dont rien n’annonce encore la chute ; Nina réactualise un Sujet antithétique, mais sa fuite de Berau n’est qu’une « victoire » strictement personnelle, et nul ne dit que les prises d’indépendance futures de tel ou tel Etat se feront au nom du Sujet de Nina plutôt qu’à celui du Sujet de Lingard 212 .
Deux visions du monde conflictuelles restent donc de force égale, et la voix de l’auteur à ce sujet se garde bien de trancher.
Aux dernières nouvelles, la « Vision 2020 » du premier ministre malaisien espère faire de son pays une nation « pleinement développée » avant cette date fatidique (adoption sans frilosité du Sujet 1, capitaliste industriel, et entrée sans sourciller dans l’ère de la globalisation), tandis que les pouvoirs militaires, éclairés ou non, continuent de se faire sentir de Birmanie aux Philippines (le Sujet 2 reste d’actualité en Asie du Sud-Est). On a beau proclamer que la Globalisation (Sujet 1) est inéluctable, que la fin de l’histoire est confirmée, cette idéologie n’est pas encore dominante dans tous les recoins du monde, pas plus sur le Berau que sur le Mékong.