5.2.6.6 Dain & Taminah comme sujets

Tel Sujet donné est si peu dominant que Dain Maroola en change sans plus de formalités.

D’abord complice d’Almayer dans les trafics de poudre à canon (« A man with whom you had some dealings […]. You sold him the gunpowder he had in that brig we captured » (Conrad 1895a, p.93, ll.11-13)), il est aussi celui qui recherche, toujours pour le compte d’Almayer, la mine d’or que Lingard est censé avoir découverte : « he [Almayer] was going to seek for the rich gold mine […]. To obtain the necessary help he had shared his knowledge with Dain Maroola » (Ibid., p.48, ll.27-30). Dain adopte donc dans un premier temps le Sujet de Lingard et d’Almayer. Si ce dernier doute par intermittence de la loyauté de son complice (« trusting to Malays was poor work » (Ibid., p.13, l.19)), c’est seulement qu’il craint que Dain s’allie à Abdulla en dépit de protestations véhémentes (« I shall not go to the Arabs. – Their lies are very great ! What are they ? » (Ibid., p.41, ll.29-30)). Mais ce changement d’alliance ne signifierait pas un changement de Sujet, et Almayer se rassure : « Dain was not going to play him false. It was absurd. Dain and Lakamba [« who gave his support to the enterprise on condition of sharing the profits » (Ibid., p.48, ll.31-32)] were both too much interested in the success of his scheme » (Ibid., p.13, ll.17-19).

C’est seulement pour Nina que Dain adopte un Sujet nouveau. Certes, il fuit le Berau en partie pour échapper à la justice néerlandaise après qu’il eut causé la noyade de deux officiers. Mais c’est Nina qui le « forge » selon son Sujet à elle : « I shall make him great » (Ibid., p.134, l.40). C’est Nina qui en fait son sujet : « the thing was done. Her mother was right. The man was her slave » (Ibid., p.129, ll.13-14). C’est pour Nina que, de trafiquant, il redevient Rajah (« My Ranee smiles » (Ibid., p.141, l.36)), c’est-à-dire se replie sur le Sujet non mercantile d’un pouvoir traditionnel. Bref, c’est Nina qui « interpelle » l’individu Dain en « sujet », et ce d’autant plus facilement que, adepte du sideshadowing également, Dain se laisse aller au fil de toutes les bifurcations rencontrées, accueille tous les « unexpected » (Ibid., p.42, l.38 & p.43, l.27).

A l’inverse, Taminah est sujette du Sujet traditionnel depuis le début. Servante esclave, « she knew of no other sky, no other water, no other forest, no other world, no other life » (Conrad 1895a, p.85, ll.27-28). Partant, elle ne connaît pas le foreshadowing (« the slave had no hope and knew of no change » (Ibid., p.85, ll.26-27)). Mais pour l’extrapolation, il faudrait un passé, un segment déjà tracé que l’on puisse prolonger. Or, Taminah n’a pas non plus de mémoire. Après avoir été jalouse de Nina, elle se rassure à l’idée de savoir Dain séparé d’elle : « This thought soothed the last pangs of dying jealousy that had nothing now to feed upon, and Taminah found peace » ; « She dropped back into the torpor of her former life » (Ibid., p.88, ll.13-18). Taminah ne ressent qu’au présent, non seulement parce qu’elle ignore l’avenir, mais parce que sa vie passée est vide. Elle est prête à tous les sideshadowings parce qu’elle est sans ombre aucune : elle est dans le nonshadowing de Peter Schlemihl.

C’est donc par défaut qu’elle est sujette du Sujet défendu par Nina. Mais, tant par son acceptation du pouvoir traditionnel que par son rapport de facto au temps, elle y est, non pas interpellée, mais assujettie d’emblée.

Le sideshadowing pour elle consisterait donc à se tourner vers le Sujet mercantile. Or, c’est exactement ce qu’elle fait en « collaborant » avec Abdulla, en dénonçant Dain et Nina, en préférant voir tuer pour de bon ce Rajah de qui elle est d’autant plus sujet qu’elle en est amoureuse, plutôt que de laisser Nina triompher : « That woman has told them all ! […] The she-dog with white teeth ; the seven times accursed slave of Bulangi. – She yelled at Abdulla’s gate till she woke up all Sambir. – Now the white officers are coming guided by her and Reshid. If you want to live do not look at me but go ! » (Ibid., p.136, ll.31-37).

Reniant le Sujet que représente pourtant Dain, tuant son idéologie initiale pour s’assujettir à une autre sans bien mesurer ce qu’elle est, Taminah n’agit que contre Nina. Enfin interpellée par le Sujet traditionnel, elle s’en détourne. Elle vise à y tuer l’Amour, mais elle ne peut y parvenir qu’en y tuant aussi le Pouvoir, puisque les deux notions sont constitutives du Sujet restauré par Nina. En conflit avec Nina, elle prend donc un chemin idéologique inverse de celui de Dain, glissant vers le Sujet que celui-ci vient de quitter, mais elle le fait avec une force comparable : Dain ne peut que hâter sa fuite à l’approche de Taminah, il renonce par prudence à se mesurer à elle.

Ainsi, par le mouvement des petits sujets Dain et Taminah, le texte confirme-t-il l’incompatibilité de deux Sujets idéologiques, mais il en établit encore plus fermement l’équivalence historico-morale : Dain trahit Almayer (Sujet 1) pour Nina (Sujet 2) comme Taminah trahit Dain et Nina (Sujet 2) en s’assujettissant à Abdulla (Sujet 1). Les Sujets sont interchangeables, et si une trahison semble plus négative que l’autre (effet de la jalousie plus que d’un grand sentiment), le Sujet 2 échoue à constituer une Trinité véritable : au sommet du triangle aspire à se placer Nina-la-Mère, mais Dain-le-Fils, Verbe incarné de Nina, doit aussi faire office de Rajah-Saint-Esprit. Le triangle du Sujet 2 est bancal quand le Sujet 1 en fabriquait de parfaits, mais les motivations y sont plus défendables peut-être : on perd en structure ce qu’on gagne en noblesse, et inversement. C’est bonnet blanc et vert chou.