5.3.1 Willems frappé de sideshadowing

L’ouverture d’An Outcast of the Islands montre avec insistance un Willems tout entier préoccupé d’extrapolation, voire de foreshadowing. Pour conserver l’illusion de suivre encore « the straight and narrow path of his peculiar honesty » (Conrad 1896a, p.3), celui-ci en effet réduit d’avance l’instant où « he stepped off the path of honesty » (pp.3 & 11) à « a thing of no moment » ; il se répète que « nothing would be changed » (p.3), « he would soon put it right again » (p.11). Il efface donc tout nouveau paramètre afin de ne surtout pas modifier son équation personnelle centrée sur « l’honnêteté ».

C’est déjà là une différence notable avec Lingard, qui du moins ne s’aveuglait pas volontairement sur les faits. Mais Willems fait pis : il escompte, comme Almayer, qu’un avenir déjà tout tracé vienne corriger d’avance la courbe de sa carrière; il se voit toujours comme « the rising man sure to climb very high » (p.4), celui qui par conséquent « would go unchecked towards the brilliant goal of his ambition » (p.11).

Ainsi le premier chapitre est-il borné par les espoirs de Willems en un temps rectiligne.

Or, ce moment initial dans la stratégie narrative est aussi celui où les dénégations ne font que ressasser le fait incontournable : Willems a déjà renvoyé ses dés tournoyer, il a déjà baissé la garde face à l’imprévu, il a déjà quitté la ligne droite de cette honnêteté qui, pour être « peculiar », n’en fondait pas moins l’équation de sa ligne temporelle. En un mot qu’il ne peut plus taire, « He was off the path of his peculiar honesty » (Conrad 1896a, p.21).

Dans son cas cependant, l’image des dés qui tournoient n’est pas tout à fait exacte : la mauvaise fortune prend en partie pour lui la forme de ce « run of bad luck at cards » (Ibid.) qui sonne comme un cliché éculé, mais qui situe en même temps la « malchance » de Willems dans le champ de ces jeux de hasard sur lesquels se fondèrent à la fois les calculs de probabilités et le concept même d’aléatoire. Simplement, de Willems à Massy, les personnages conradiens ignorent tout des développements de la mathématique depuis Blaise Pascal.

De Willems à Whalley, ils ignorent également bien des règles de la finance, et leurs spéculations comme leurs prêts tournent au fiasco : « the failure of a small speculation undertaken on his own account, an unexpected demand for money from one or another member of the Da Souza family – and almost before he was well aware of it he was off the path of his peculiar honesty » (Conrad 1896a, p.21).

Cependant, cette incompétence mathématique et comptable n’est pas seule à blamer, bien que Willems soit sujet à des sursauts de colère « against himself » (p.22) : c’est la « fortune » grecque qui rend compte de la simultanéité des trois obstacles. Le véritable imprévu réside en ceci que la perte au jeu se double de la perte d’un investissement et se triple d’une demande de prêt urgente. Aucun des trois revers qu’essuie Willems ne suffirait à fausser son équation personnelle ; c’est leur convergence qui le fait dévier. Aussi n’a-t-il pas tort, dans sa « passion of anger against himself », de diriger sa fureur aussi, « and still more, against the stupid concourse of circumstances » (p.22).

Pas plus que dans Almayer’s Folly on ne trouve ici de condamnation a priori des extrapolations rationnelles : extrapoler, quand on maîtrise tous les paramètres, peut être positif. Le problème naît de l’aveuglement : changez un paramètre ou ignorez une donnée, et l’extrapolation tourne au foreshadowing, devient une catastrophe.

Ainsi, l’erreur essentielle de Willems, plus que le faux-pas, réside dans la négation obstinée du sideshadowing que ce faux-pas amorce, et pour tout dire manifeste.

Que Willems n’ait pas compris tout de suite, passe encore : « It was such a faint and ill-defined track that it took him some time to find out how far he had strayed amongst the brambles of the dangerous wilderness he had been skirting for so many years » (Conrad 1896a, p.21). Mais fallait-il s’obstiner ensuite dans la dénégation, ainsi qu’il appert au chapitre 1 ? Tout à sa croyance qu’un pas de côté peut être minimisé, « he applied himself to the task of restitution, and devoted himself to the duty of not being found out » (Conrad 1896a, p.21). Aussi, « on his thirtieth birthday », se voit-il revenu sur le droit chemin qu’il s’était d’abord tracé : « He saw himself safe. Again he could look hopefully towards the goal of his legitimate ambition » (Ibid.). Il se félicite, deux jours avant qu’Hudig ne lui révèle que tout est découvert : « Two days afterwards he knew » (p.22).

Or, au moment où il quitte le bureau d’Hudig, il répète métaphoriquement le faux-pas qui vient de le faire moralement tomber : minimisant l’importance de quelque « thin rope’s end [which] lay across his path, [though he] saw it distinctly », il croit pouvoir passer impunément dessus, « yet stumbled heavily over it as if it had been a bar of iron » (p.22). C’est dire que sa mauvaise fortune passée ne l’a pas alerté sur les embuches possibles : il se laisse encore surprendre.

Pis : il se laisse encore aller à spéculer sur la réaction de sa femme Joanna. « Gradually he lost himself in his thoughts, in the endless speculation as to the manner in which she would receive his news » (p.24). Et bien entendu, son anticipation (« No doubt she will cry, she will lament, she will be helpless and frightened and passive as ever » (p.24)) échoue parce qu’il n’a pas encore compris que rien n’est jamais « comme toujours » : changez « Willems the successful » en « Willems the… » (p.24), et toutes les cartes se redistribuent. Faute de saisir ainsi la nature des équilibres domestiques, et faute d’avoir préalablement analysé les sentiments de Joanna, Willems se laisse encore désarçonner : la colère et la révolte de sa femme « stunned him » ; « Willems stared motionless, in dumb amazement at the mystery of anger and revolt in the head of his wife » (p.27). C’est que, là où il voyait de la soumission, elle ne ressentait qu’humiliation : « you that have wiped your feet on me » (Ibid.). Il voyait de la permanence (« as ever »), là où Joanna espérait un changement (« I have waited for this ») qui lui permettrait de se libérer de sa peur (« I am not afraid now »), et donc de sa relation avec Willems (« I do not want you ») (p.27). Il traçait son extrapolation, inconscient que quelqu’un d’aussi « proche » pût tabler sur le sideshadowing des revers de fortune, inconscient de cet autre point de vue parce qu’incapable de concevoir l’aléapolation. L’espoir d’un changement (« I have waited for this » (p.27)) ne peut signifier pour lui qu’une extrapolation différente de la sienne (« So you expected this » (p.28)), c’est-à-dire un complot (« It is a conspiracy » (Ibid.)). Exemple canonique d’une caco-sémiosis digne d’un Almayer (cf 5.2.3).

Willems est si peu préparé au sideshadowing qu’il en est frappé, non seulement dans sa vie, mais dans son identité  : « It was some other man. Another man was coming back. A man without a past, without a future, yet full of pain and shame and anger » (Conrad 1896a, p.30). Ce n’est pas de l’amnésie. Il n’y a ni « douleur », ni « honte », ni « colère » chez un amnésique : cet état serait encore trop serein pour Willems. C’est une impasse. Une fois que l’on commence à s’égarer « amongst the brambles of the dangerous wilderness » (p.21), il n’y a plus qu’à s’y enfoncer, « as if pushing his way through some thick brambles » (p.30), mais cette métaphore filée du cheminement parmi les ronces ne fonde pas une nouvelle allégorie. Le spéculateur ne se mue pas à si bon compte en explorateur. Une extrapolation n’en chasse pas une autre : la ligne désormais brisée du succès commercial ne dévie pas vers la ligne continue du défrichage. Le sideshadowing frappe sans relâche : « Then suddenly he felt planks under his feet » (Conrad 1896a, p.30). Des bureaux d’Hudig on est tombé dans les ronces, mais des ronces on aboutit à la jetée, et de la jetée à la fin abrupte de tout cheminement : « The end of the jetty ; and here in one step more the end of life ; the end of everything. Better so. » (p.30). La ligne cette fois se brise presque pour de bon.

Mais l’imprévu arrive toujours, même au stade qu’on croit ultime. Le hasard « interrompt » encore la ligne juste avant son point final : « His meditation which resembled slow drifting into suicide was interrupted by Lingard » (Conrad 1896a, p.32). Un hasard qui ressemble fort à une nécessité narrative, dans la mesure où il boucle l’épisode ouvert par la rencontre impromptue entre Lingard et le jeune Willems : c’était déjà sur un quai, et l’effet de surprise y jouait déjà un grand rôle. « Lingard thought himself alone on the quay » (p.15) comme Willems se croit seul sur sa jetée. L’apparition de Willems fut aussi inattendue pour Lingard (« ‘Where do you spring from ?’ asked Lingard, in startled surprise » (p.15)) que celle de Lingard l’est pour Willems au bord de son gouffre. La symétrie nous échappe d’autant moins que Willems y insiste : « You helped me at the beginning ; you ought to have a hand in the end » (Conrad 1896a, p.32).

Mais au lieu de donner à Willems « a push now » (p.32), Lingard reprend du début, retraçant pour Willems une ligne aux coordonnées corrigées, et à partir de laquelle une extrapolation eût été bénéfique : Lingard réhabilite cette mathématique temporelle en révélant chez Willems une double ignorance qui ne pouvait que tout fausser.

La première est une ignorance psychologique. Willems a humilié Joanna, qui a fini par se révolter. La même loi, que Willems n’a jamais entrevue, s’applique également à Leonard : « You did your best to cram your boot down his throat. No man likes that, my boy » (Conrad 1896a, p.33). Or, cette ignorance de la part de Willems est coupable, parce que la loi qu’il enfreint relève du degré zéro de la psychologie, degré zéro aujourd’hui nommé behaviorism : à un stimulus (une humiliation) répond un comportement (une révolte). Conrad, qui lisait Maupassant qui suivait les exposés de Charcot, ne pouvait s’y tromper.

La deuxième ignorance de Willems est plus circonstancielle. « Why, you are not going to make me believe you did not know your wife was Hudig’s daughter. Come now ! » (p.33). Or, c’est elle qui pèse le plus lourd sur l’extrapolation que Willems a tenté de tracer : « In the light of this disclosure the facts of the last five years of his life stood clearly revealed in their full meaning » (Conrad 1896a, p.34). Si Willems avait su !

Ainsi, celui qui ne concevait pas le sideshadowing a-t-il aussi manqué l’extrapolation, en partie par sa propre faute. Le sideshadowing s’est révélé à lui en le frappant de plein fouet, mais sans invalider pour autant les extrapolations rationnelles qu’une plus fine connaissance du monde eût rendu pertinentes. Willems au chapitre 4 apprend donc l’ABC des lignes temporelles. Il reste à voir comment il utilise cette nouvelle compétence.