5.3.2 Un Willems averti…

Le nouvel initié aux mystères du Temps ne sait d’abord pas trop s’il doit reprendre une extrapolation plus rigoureuse ou s’ouvrir au sideshadowing désormais connu de lui.

L’attitude hostile d’Almayer clarifie au moins d’emblée un paramètre, mais celui-ci ne peut que conduire Willems à anticiper « the deadly dullness of his life » (Conrad 1896a, p.64). Cette extrapolation-là est par trop déprimante.

Alors Willems se prend à espérer un sideshadowing, « wondering dismally whether before the evening some change would occur » (Ibid.). Le changement le plus probable serait le retour de Lingard : « both wished ardently for Lingard’s return and the end of a situation that grew more intolerable from day to day » (Ibid.). Mais tout autre changement ferait l’affaire. Si bien que Willems ne revient pas au foreshadowing que d’autres maintenaient envers et contre tout : il n’espère pas un changement favorable, orienté vers un avenir écrit d’avance ; il est prêt à accueillir tout changement comme bienvenu. Tout, plutôt que la situation présente.

Aussi ne faut-il pas longtemps après cela (quatre pages suffisent) pour que Willems accueille le premier imprévu qui se présente : « He stopped, surprised » (p.68). Un imprévu extrêmement ténu :

‘Willems saw a flash of white and colour, a gleam of gold like a sun-ray lost in shadow, and a vision of blackness darker than the deepest shade of the forest. He stopped, surprised, and fancied he had heard light footsteps – growing lighter – ceasing. He looked around. The grass on the bank of the stream trembled and a tremulous path of its shivering, silver-grey tops ran from the water to the beginning of the thicket. And yet there was not a breath of wind. Somebody had passed there. He looked pensive while the tremor died out in a quick tremble under his eyes. (Conrad 1896a, p.68)’

Admirable moment peircéen où l’Objet Dynamique, le percept, le representamen, l’Objet Immédiat et l’interprétant se succèdent ou se mêlent sans se confondre, dans une quasi-simultanéité qui n’occulte pas le processus.

Tout part d’un « flash » perceptif dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ne conduit en rien à une « image mentale reproduisant les qualités de l’objet » (Eco 1997b, p.106) 214 . L’Objet Dynamique à l’origine de ce flash reste notoirement inaccessible et inconnaissable : il laisse Willems dans une pure priméité, dans « la lueur de l’instant, insaisissable, éternel » (Fabbrichesi, cité in Eco 1997b, p.104, n. 1) 215 . « La Firstness est une présence ‘such as it is’, un simple caractère positif [Peirce 1885-1914a, 5.44]. C’est une ‘quality of feeling’, telle qu’une couleur pourpre perçue sans aucune impression de début ou de fin de l’expérience, sans aucune conscience de soi distincte du sentiment de la couleur. La Firstness n’est pas un objet, elle n’appartient au départ à aucun objet reconnaissable. Elle n’a aucune généralité [Peirce 1885-1914a, 7.530] » (Eco 1997b, p.104) 216 .

Associer au « gleam » la qualité de « gold », et le comparer à un rayon de soleil (« like a sun-ray »), c’est donc déjà entrer dans la secondéité. C’est déjà jaunir l’image, c’est-à-dire donner à la « colour » indéfinie une position sur le spectre visible, et opposer mutuellement des qualités (or/soleil), qui elles-mêmes s’opposent à l’observateur et à l’arrière-plan (« shadow », « darker », « shade ») sur lequel le percept se détache : « La Firstness est, et nous conduit à passer à la Secondness, pour que nous nous apercevions de la coexistence de plusieurs qualités, qui s’opposent déjà mutuellement avant de s’opposer à nous [Peirce, 7.533] » (Eco 1997b, ibid.) 217 .

Dans la tiercéité, ce premier representamen se cristallise en Objet Immédiat, la qualité est devenue « qualité de quelque chose » (Eco 1997b, p.105) 218 , « chose » qu’un interprétant traduira en ÊTRE VIVANT.

Or, l’Objet Immédiat est une hypothèse : Willems ne tient encore qu’une idée, que la position forcément mentaliste où nous sommes placés (tout ceci se déroule dans l’esprit de Willems) décrit comme « fancy » : « He fancied he had heard… » (Conrad 1896a, p.68).

Qu’entend donc, que voit donc Willems, maintenant qu’il est entré dans la tiercéité ? Réponse : des signes. C’est-à-dire que les interprétants maintenant affluent. « La sémiose ne s’instaure de façon définitive que dans la Thirdness » (Eco 1997b, p.106) 219 , certes, mais Willems désormais s’y trouve et le bruit le plus léger (« light – growing lighter » (Conrad 1896a, p.68)) ou le mouvement le plus évanescent suffisent à conclure : « Somebody had passed there » (Ibid.). Or, le texte donne raison à Willems, le confirme comme sémioticien averti, parce qu’effectivement « quelqu’un » est là : c’est la rencontre avec Aïssa qui s’amorce au détour du fleuve.

On minimisera peut-être l’importance de ce passage en disant que ce n’est qu’un exemple de plus du prétendu delayed decoding conradien. Mais à cela nous nous empresserons tout d’abord de rétorquer que sous le nom fourre-tout de delayed decoding, trop hâtif et vague pour jamais atteindre au statut de concept, se cache souvent la fragmentation du processus interprétatif en ses différents moments, ce qui revient à dire que Peirce et Conrad travaillaient, vers la même époque, sur un modèle similaire de la sémiosis : un modèle largement phénoménologique qui ne devait rien encore à Husserl mais dont Lambert avait posé les bases.

Cependant, l’argument est ailleurs. Outre que ces quelques lignes confirment que désormais Willems ne se trompe plus aussi lourdement que jadis sur le sens des événements, elles soulignent aussi son nouveau rapport au temps. Les écarts de la ligne temporelle ne sont plus ignorés, réduits à « a thing of no moment » (Conrad 1896a, p.3). Les surprises dorénavant captent toute son attention, même avant le début de la sémiose, de la tiercéité : « He stopped, surprised » (p.68). La surprise en soi est un motif suffisant pour interrompre les flux.

Les moments les plus brefs sont considérés dans toute leur étendue : Willems percevant à peine des « light footsteps » leur donne pourtant toute latitude à s’estomper (« growing lighter »), voire à cesser (« ceasing ») (Ibid.) ; ou bien, percevant un frisson léger des herbes (« the grass […] trembled »), attend pendant sept lignes qu’elles redeviennent immobiles, « unstirring » (Ibid.).

En somme, c’est l’entrée résolue dans le sideshadowing que ce passage marque sur une demi-page.

Cette philosophie du temps est si nouvelle chez Willems qu’on peut l’entendre à la lettre quand il se dit être un autre homme : « Gone. All gone. All that had been a man within him was gone » ; « he would be left weak and helpless, as though despoiled violently of all that was himself » (Conrad 1896a, p.77). Et de fait, disparaissent à ce moment la « preoccupation […] of his own career », « the assurance and pride of his cleverness ; the belief in success, the anger of failure, the wish to retrieve his fortune, the certitude of his ability to accomplish it yet » (Ibid.). Mais il est moins certain que « his very individuality was snatched from within himself by the hand of a woman » (Ibid.). Willems le présente ainsi maintenant que la sémiose amorcée au coude du fleuve l’a conduit à un interprétant très élaboré, où le « flash of white and colour » (p.68) est traduit en « femme/nommée Aïssa/désirable ». Mais l’abandon du « success » comme unique but, l’acceptation d’une éventuelle « failure » qui serait alors prise sans « colère », et le deuil de la continuité financière quand la perte de « his fortune » devient patente, tout cela se résume à un renoncement au foreshadowing, renoncement dont on a vu qu’il précède toute sémiose, toute reconnaissance de féminité. « [Willems’s] very individuality was snatched from within himself » par le simple fait qu’il a accueilli pour un temps toute surprise en soi comme un événement heureux. C’est même là la motivation première de son attachement pour Aïssa (mais c’est bien sûr ce que Willems ne peut pas se dire) : elle est la Surprise, le Sideshadowing incarnés, et Willems ne peut que lui laisser l’initiative. Il s’abandonne à tous les sauts temporels que l’Autre lui fera exécuter.

D’où la passivité de Willems même après plusieurs rencontres : « she […] took his hand in hers » (Conrad 1896a, p.77) ; « her fingers touched the hair of his temple » (Ibid.). D’où ses interprétants hyperboliques exagérant soudaineté et imprévisibilité :

‘he sat up suddenly with the movement and look of a man awakened by the crash of his own falling house. All his blood, all his sensation, all his life seemed to rush into that hand leaving him without strength, in a cold shiver, in the sudden clamminess and collapse as of a deadly gun-shot wound. (Conrad 1896a, p.77)’

D’où sa peur (« His impulse of fear and apparent horror » (Ibid.)) à ce moment crucial, car c’est le point de non retour : l’entrée en sideshadowing n’était pas encore irrémédiable jusque-là, le séminariste n’avait pas encore prononcé ses vœux. Qu’il s’unisse à Aïssa, et c’en sera fait des illusions d’un possible redressement des lignes temporelles. C’est pourquoi Willems tente de se convaincre que « this must be the end of that adventure » (p.78), et tente par conséquent de rentrer chez Almayer, de renouer avec le seul lien qui le rattache à sa vie passée : « He marched up to Almayer’s house with the concentrated expression and the determined step of a man who had just taken a momentous resolution » (Ibid.). Peine perdue : il bascule tout entier vers Aïssa avant la fin du repas. La fin de la partie I du roman scèle le retournement de Willems en adepte de l’aléapolation, adepte sinon définitif, du moins patenté.

Or, trahit-il, en dernière instance, le secret de Lingard, autrement que comme agent anti-extrapolation ? « As far as you are concerned [dit-il à Lingard], the change here had to happen sooner or later ; you couldn’t be master here for ever » (Conrad 1896a, p.269-270). Willems reste donc ici cohérent… en partie malgré lui.

Notes
214.

« una ‘immagine’ mentale che riproduce le qualità dell’oggetto » (Eco 1997a, p.84).

215.

« È il baluginare dell’attimo, inafferabile, eterno » (cité in Eco 1997a, p.394, n.26).

216.

« la Firstness è una presenza ‘such as it is’, niente altro che un carattere positivo (CP 5.44). È una ‘quality of feeling’, come un color porpora avvertito senza alcun senso d’inizio o di fine dell’esperienza, senza alcuna autocoscienza distinta dal sentimento del colore, non è un oggetto né è inizialmente inerente ad alcun oggetto riconoscibile, non ha alcuna generalità (CP 7.530) » (Eco 1997a, p.81-82).

217.

« Esso è, e ci induce a passare alla Secondness, sia per renderci conto della coesistenza di più qualità, che già si oppongono mutuamente prima di opporsi a noi (7.533) » (Eco 1997a, p.82).

218.

« la qualità [... di] qualcosa » (Eco 1997a, p.83).

219.

« la segnità si instaura solo nella Thirdness » (Eco 1997a, p.83).