L’antagonisme qui finit par dominer entre Willems et Aïssa est révélateur.
Tout d’abord, il révèle que, si polyphonie il y a dans ce deuxième roman, elle est à chercher au sein de ce couple instable : les voix un instant unies s’y font de plus en plus détonnantes.
Mais cela veut aussi dire que leurs visions du monde, leurs Weltanschauungen, leurs idéologies en un mot, divergent également. Le Sujet reconnu par Willems ne se résume pas à l’extrapolation, même s’il reprend par intermittence la quasi-sémiosis extrapolante de Lingard. Le Sujet de Willems se définit plus sûrement comme Mercantilisme.
Or, Aïssa en 1896, comme Nina en 1895, ne reconnaît ni le Mercantilisme, ni les lignes droites temporelles.
Le temps pour Aïssa a toujours été « plus rhizomatique que linéaire » (Eco 1997b, p.167) 221 . Si elle vient à la rencontre de Willems en effet, c’est parce que « to her he was something new, unknown and strange » (Conrad 1896a, p.75) ; « He had all the attractiveness of the vague and the unknown – of the unforeseen and of the sudden » (Ibid.).
Mais l’attirance d’Aïssa pour Willems se fait aussi en fonction d’un Sujet idéologique qui ne doit rien aux profits escomptés : « He was of the victorious race » (Conrad 1896a, p.75). C’est l’idéologie guerrière qui est au travail ici : « he appeared to her with all the fascination of a great and dangerous thing ; of a terror vanquished, surmounted » (Ibid.) ; « those victorious men ; they looked with just such hard blue eyes at their enemies » (Ibid.) ; « the fragments she understood she made up for herself into a story of a man great amongst his own people, valorous and unfortunate ; an undaunted fugitive freaming of vengeance against his enemies. » (Ibid.). « The attractiveness of […] the unknown » ne se distingue pas de « the attractiveness […] of a being strong, dangerous » (Ibid.).
Le Sujet « Pouvoir traditionnel » est donc celui que reconnaît Aïssa :
‘Can you see my life ? I also have heard – O man of so many fights – I also have heard the voice of firearms ; I also have felt the rain of young twigs and of leaves cut up by bullets fall down about my head ; I also know how to look in silence at angry faces and at strong hands raised high grasping sharp steel. I also saw men fall dead around me without a cry of fear and of mourning ; and I have watched the sleep of weary fugitives, and looked at night shadows full of menace and death with eyes that know nothing but watchfulness. (Conrad 1896a, p.245)’C’est à ce Pouvoir qu’elle espère assujettir Willems : « a terror vanquished, surmounted, made a plaything of » (p.75). « The attractiveness » est donc aussi liée à la perspective de faire de Willems un sujet : « alive, and human, ready to be enslaved » (Ibid.).
De ce point de vue, Aïssa ne le cède en rien à Nina, qui rêvait aussi de faire de Dain « her slave » (Conrad 1895a, p.129, ll.13-14) (cf 5.2.6.6). Le sideshadowing, le Pouvoir traditionnel guerrier, l’esclavage amoureux, tout participe de ce Despotisme Eclairé, aussi bien dans An Outcast of the Islands que dans Almayer’s Folly. La problématique idéologique est la même, la polyphonie joue sur les mêmes harmoniques, le statut du personnage féminin est aussi élevé.
La différence réside en ce que Willems, hésitant comme Dain, se perd dans ses choix.
Mais c’est aussi que le roman cette fois ne s’arrête pas au moment où l’ex-sujet du Mercantilisme disparaît avec sa nouvelle compagne dans le monde de la Tradition retrouvée ou découverte. Le parallèle entre les parcours de Willems et de Dain ne dépasse pas la partie I d’An Outcast of the Islands. Tout ce qui suit est ce qu’Almayer’s Folly ne disait pas sur les relations entre Nina et Dain. En ce sens, malgré la palinodie diégétique, An Outcast peut vraiment être considéré comme une suite (thématique) d’Almayer.
Or, cette suite semble contredire le sideshadowing fondamental d’Aïssa. Car la voici déçue dans son « dream of everlasting, enduring, unchangeable affection » (Conrad 1896a, p.333). Et qu’est-ce que « trusting the future, blindly, hopefully » (Ibid.), sinon s’abandonner, non seulement à l’extrapolation, mais même au foreshadowing qui néglige nombre de paramètres ?
En un sens, ce foreshadowing parasite est en germe dans l’idéologie traditionnelle, puisque la réduction de l’amant en esclave (« slave » (Conrad 1895a, p.129 & 1896a, p.75)) n’est qu’une métaphore de la pérennité de la relation amoureuse. Le Sujet reconnu par Aïssa serait donc contradictoire, fondé sur le sideshadowing mais conduisant au foreshadowing aveugle (« blindly », p.333) : on entendrait alors comme un retour de la voix autoriale qui condamnerait une idéologie en faveur de l’autre au nom de contradictions internes.
Qu’on prenne garde cependant à trois paramètres, avant de se lancer soi-même dans la caco-sémiosis :
On pourrait bien sûr dire que sous le point 3 s’entend un préjugé sexiste et donc la voix misogyne de l’auteur. Cette lecture laissant du moins intacte la polyphonie entre Sujet 1 et Sujet 2, qui est tout ce qu’il nous importe d’établir ici, nous pourrions passer outre. Rappelons cependant que les données contextuelles comptent dans toute sémiose, et que s’il s’agit précisément ici de désamorcer toute hiérarchisation entre les Sujets 1 et 2, il n’est pas indifférent de noter que le « sexisme » qui semble sous-tendre cette « explication psychologique » des motivations de la championne du Sujet 2, entre en conflit direct avec le sexisme exprimé par le produit du Sujet 1 qu’est Willems :
‘You can’t believe any woman. Who can tell what’s inside their heads ? No one. You can know nothing. The only thing you can know is that it isn’t anything like what comes through their lips. They live by the side of you. They seem to hate you, or they seem to love you ; they caress or torment you ; they throw you over or stick to you closer than your skin for some inscrutable and awful reason of their own – which you can never know ! (Conrad 1896a, p.268)’L’un (Willems) ne voit qu’inconstance, y compris sentimentale (« to hate you / to love you »), quand l’autre (la voix narrative de la page 333) établit une « reason » au comportement féminin qui n’a rien de « inscrutable » ni de « awful », et qui ne se situe ni « inside their heads » ni sur « their lips » : ce sont les raisons « of her heart » (p.334), que la raison connaîtrait si elle s’en donnait la peine. Le Sujet 1 accuse le moindre sideshadowing d’inconstance et de perversité, tournant la misogynie en gunophobie ; le Sujet 2 remplit les cœurs et brouille les esprits, laissant à la mysogynie le statut d’un préjugé qui n’excède en rien celui qui fait de Willems « a warrior and a chief, ready for battle, violence, and treachery » dans l’esprit d’Aïssa (« What more natural ? (p.333)).
Sujet 1 et Sujet 2 sont tous deux nourris de préjugés, et ne « valent » donc pas mieux l’un que l’autre ; mais ils restent incompatibles dans la forme que prennent ces préjugés. La polyphonie demeure.
Le foreshadowing sentimental d’Aïssa n’est donc en rien un reniement de son Sujet. On ne saurait en revanche absoudre aussi rapidement Willems de ses oscillations entre fore- et side-shadowing, et l’on ne peut que s’interroger sur l’individu qui en émerge.
« non lineare, a rete » (Eco 1997a, p.138).