5.3.5.1 Le tournoiement des dés

De fait, rien n’obligeait Willems à se placer dans une position aussi scabreuse que celle qu’il finit par occuper face à Lingard, qu’il laisse venir l’affronter en personne. Lingard réfléchit que « he ought to have cut Almayer’s throat and burnt the place to ashes – then cleared out. Got out of his way ; of him, Lingard ! Yet he didn’t » (p.202) ; et Willems confirme le bien fondé d’une telle option : « Don’t you see that I could have had that fool over there killed and the whole thing burnt to the ground, swept off the face of the earth. You wouldn’t have found as much as a heap of ashes had I liked. I could have done all that. And I wouldn’t. » (p.264). De même, à l’approche de Lingard, il n’était pas encore trop tard pour que Willems échappât à une confrontation désagréable : « If I had wanted to hurt you – if I had wanted to destroy you, it was easy. I stood in the doorway long enough to pull a trigger – and you know I shoot straight » (p.265). Et pourtant, Willems se laisse frapper par Lingard sans réagir.

L’énigme Willems persiste donc et se condense dans ce seul mot : et pourtant, and yet.

Il a trahi la confiance d’Hudig, a été en conséquence dégradé et exilé, a trahi encore le seul être qui se fût véritablement intéressé à lui depuis ses 17 ans (« In the whole world there was only one man that had ever cared for me. Only one white man. You ! » (p.274)), et pourtant il ne descend pas jusqu’au meurtre pour couvrir ses bassesses.

Lingard cherche plusieurs explications. « Was it impudence, contempt – or what ? He felt hurt at the implied disrespect of his power » (p.202-203). Et en effet, Willems néglige de se protéger, comme s’il craignait si peu la colère de Lingard qu’il n’y eût pas songé. Mais alors, on ne peut taxer de lâche cet homme qui ne perçoit pas la possibilité d’un danger ! C’est pourtant ce que Lingard finira par impliquer. Quand Willems confirme qu’il aurait pu tout détruire, mais ne l’a pas fait, Lingard suggère « ‘You – could – not. You dared not. You scoundrel ! » (p.264).

Mais cette explication ne vaut pas pour l’échange verbal au cours duquel ces fortes paroles sont prononcées : Willems aurait pu tuer Lingard à son approche, avant qu’un seul mot ne fût échangé. C’eût été la solution la plus lâche. Si Willems ne l’a pas choisie, c’est donc pour un autre motif. « ‘You would have missed’, said Lingard, with assurance. ‘There is under heaven, such a thing as justice’ » (p.265). Cette « explication » toutefois est si faible que Lingard s’en trouble à peine l’a-t-il émise, et perd son « assurance » : « Was there, under heaven, such a thing as justice ? » (p.265).

Il est clair qu’aucun jugement hâtif ne peut rendre compte du comportement de Willems. La ligne droite de son honnêteté s’est brisée plusieurs fois, et pourtant il n’est pas entré dans la spirale du meurtre. Entre les voies qui s’offraient à lui et qu’il a sondées en s’y avançant de quelques pas, il ne choisit toujours pas. Entre ligne droite et spirale, Willems choisit de rester sur le delta, de faire du sur-place sur le point nodal d’où partent ces ramifications qu’il ne veut pas suivre. En d’autres termes, Willems refuse de laisser retomber ses dés, et les maintient dans un tournoiement constant : face au sideshadowing incarné que représente Aïssa, et face à l’extrapolation résolue que représente Lingard (« his actions like things preordained and unchangeable » (p.235) ; « How quickly he had planned a new future when Willems’[s] treachery destroyed their established position in Sambir ! » (p.294)), Willems représente l’émergence (au sens lacanien déjà explicité ici 223 ) incarnée.

En tant que tel, il ne peut être compris de Lingard (Willems demeure pour lui « incomprehensible » (Conrad 1896a, pp.203 & 263)), pas plus qu’il n’est compris d’Aïssa, qui en est réduite, faute de percer le mystère de l’homme, à tenter de percer le mystère de sa langue :

‘She stood on one side and looked on eagerly, in a desperate effort of her brain, with the quick and distracted eyes of a person trying for her life to penetrate the meaning of sentences uttered in a foreign tongue. (Conrad 1896a, p.264)’

Notes
223.

Cf 2.1.2.3, 3.4.3.5 & 5.2.7.