5.3.5.3 D’un tournoiement à l’autre

Seul un imprévu peut donc interrompre cette lévitation perpétuelle des dés de Willems.

L’imprévu heureux serait l’arrivée d’une barque, pour fuir vers la mer et éventuellement ainsi quitter Berau. L’imprévu malheureux serait un accident mortel. Dans les deux cas, la « suspension » du sort de Willems cesserait.

Mais cette double possibilité pour un agent double désormais bigame et échaudé sur les questions de fortune, ne peut manquer de corser le processus.

Tout d’abord, Willems, abattu, se résigne à rester suspendu dans cette non vie que Lingard a décidé de lui faire mener : « His imagination, exhausted by the repeated delineations of his fate, had not enough strength left to grip the idea of revenge. He was not indignant and rebellious » (Conrad 1896a, p.341). Ce qui signifie, non pas qu’il revient au foreshadowing déprimant de ses premiers jours chez Almayer, mais qu’il l’a dépassé. Quand il ressentait jadis une « savage rage at the cruel consciousness of his superfluity » (Conrad 1896a, p.64), il n’est plus capable que d’un geste « careless and tragic » devant cette « penetrating thought » qu’il est désormais « a lost man » (p.340). Le temps pour lui est également suspendu et ne s’étend plus en aucun shadowing.

Si foreshadowing il y a, c’est uniquement celui qu’Aïssa déduit comme corollaire à l’interpellation apparemment définitive de Willems en sujet de la Tradition : Aïssa rêve « of coming joy that would last forever » parce qu’elle croit, lors d’un enlacement qui mime le retour de « his love », que cette fois « it would never wander away from her any more » (p.338). Mais un tel foreshadowing ignore ce paramètre décisif que lorsque Willems « took her [= Aïssa] in his arms and waited for the transport, for the madness, for the sensations remembered and lost » (p.338), quand Willems essaie encore de faire retomber les dés sur la seule face qui donnerait une consistance à sa situation présente, quand il essaie de faire sien le foreshadowing d’Aïssa pour sortir coûte que coûte de l’émergence indéfinie, sa tentative échoue : « he held her and felt cold, sick, tired, exasperated with his failure » (Ibid.).

La suspension de Willems n’est donc pas une simple métaphore. Il flotte parce qu’il est littéralement vidé de toute substance, réduit à un rien terrifiant :

‘He was cowed. He was cowed by the immense cataclysm of his disaster. Like most men, he had carried solemnly within his breast the whole universe, and the approaching end of all things in the destruction of his own personality filled him with paralizing awe. (Conrad 1896a, p.341-342)’

Il ne peut même plus remplir le temps à des occupations dérisoires : s’il « watched with idiotic fixity half a dozen black ants entering courageously a tuft of long grass », cela est encore trop substantiel et l’amène à la seule pensée qui demeure disponible pour un esprit aussi anéanti que le sien : « There must be something dead in there. Some dead insect. Death everywhere ! […] Death everywhere – wherever one looks » (p.342). Aussi ne peut-il plus regarder nulle part et s’enferme-t-il « in the darkness of his own making » (Ibid.). Tel est le poids d’une émergence qui s’éternise.

Aussi, qu’une barque accoste près de sa clairière est un imprévu qu’il ne peut même plus concevoir : « Illusion ! » ; « Delirium and mockery ! » (p.342). Mais que cette barque dépose sa femme et son fils, cela dépasse tellement le « delirium » et les hallucinations de la fièvre (« Fever comes back. He had it on him this morning. That was it » (p.342)) que Willems « accepted her presence there with a tired acquiescence in its fabulous improbability » (p.344). Pour autant, cela ne manque pas de le ramener instantanément dans le Temps, dans « the memories of things far off that seemed lost in the lapse of time » (Ibid.), et plus précisément d’abord dans le sideshadowing : « Anything might happen » (Ibid.).

Mais, reprenant ses esprits, Willems renoue retrospectivement avec la bonne fortune (« After all, she came just in time » (p.348)), puis avec le foreshadowing : « Nothing on earth could stop him now » (p.349). Prophétie fragile cependant, car l’obstacle qui pourrait arrêter sa fuite n’est que trop connu. Le paramètre Aïssa ne peut être négligé : « if she finds out, I am lost » (p.349).

Ainsi la retombée des dés se fait-elle lentement et impose-t-elle à Willems de retracer à rebours toutes ses approches temporelles. Mais cela signifie alors que non seulement l’émergence (lacanienne) prend fin, mais qu’au total l’émergence bakhtinienne, le devenir de Willems, se solde par un score nul. 

En effet, Willems n’a rien appris de tout ce gâchis. Il croit pouvoir, en s’embarquant, effacer Aïssa, comme il a cru naguère effacer Joanna : « He had thought he was rid of her for ever » (p.345). Il répète son erreur.

Mais de plus, il n’échappe à Sambir qu’en retournant à Macassar, en suivant Joanna, c’est-à-dire en allant vers cet autre lieu où il n’est plus rien. Si bien qu’au fond, il se retrouve devant un delta aussi déroutant que celui dont il vient à peine de sortir : entre n’être rien à Sambir sous la surveillance d’Aïssa et n’être rien à Macassar sous la surveillance de Joanna, comment choisir ? « I will kill both of them » (p.353) semble effectivement être le seul moyen d’échapper (la barque est toujours dans les parages) aux deux femmes dont aucune ne lui ouvre de perspective. Le sauvetage par Joanna est effectivement un leurre dans la mesure où, loin de faire retomber les dés, elle les envoie tournoyer, ailleurs certes, mais tournoyer toujours.

En lisant vite, on pourrait croire que la mort de Willems (« he dies ! » (p.360)) résout toutes les tergiversations. Mais ce serait ignorer combien la mort de Willems elle-même est due à son indécision face à un choix que personne n’opère pour lui.

Joanna en effet n’est pas en mesure de menacer Willems ni de fomenter des représailles s’il ne la suit pas. Elle ne peut qu’ouvrir la voie sans perspective d’un retour à la case départ. Mais Aïssa, mieux armée, ne décide finalement pas pour lui non plus. Elle aussi ouvre des voies plus qu’elle n’en ferme, puisqu’elle offre une échappatoire à Willems : « Go while I remember yet . . . remember . . . » (p.360). Si bien que le delta se scinde entre une voie connue et sûre, celle de l’ennui éternel dans une clairière-oubliette, et un autre delta, un départ aventureux vers le foisonnement « rhizomatique » de tous les dangers, où Willems courrait tous ces risques pour revenir à Macassar et ne plus guère savoir comment s’en échapper ensuite : « Go after her. Go to meet danger . . . Go to meet death » résume Aïssa (p.359). Incapable de choisir entre la sécurité mortellement ennuyeuse et un voyage potentiellement mortel, Willems veut les deux : le voyage et la sécurité relative que lui offrirait une arme à feu. Evidemment, Aïssa lui refuse cette arme comme Lingard avait refusé d’en passer par où Willems voulait : si les dés doivent retomber, c’est à Willems de causer leur chute et à personne d’autre. Associant Aïssa à la sécurité du statu quo et l’arme qu’elle tient à la sécurité du voyage, il est incapable de voir le mélange explosif que les deux cumulés représentent. Aussi meurt-il du non-choix, de sa tentative pour garder Sécurité et Voyage ensemble, sans comprendre à quoi cela conduit : « Must pick up – Night ! – What ? . . . Night already » (p.360). Il meurt d’avoir voulu suivre les deux branches du delta en même temps, c’est-à-dire de n’avoir pas su quitter le point nodal, le seul point où les deux branches se rejoignent effectivement.

Willems meurt émergeant.