5.3.6 Bilan

A en juger par le nombre d’articles consacrés à chacun des deux premiers romans de Conrad, ou à en juger par le laps de temps qui sépare la traduction en français de ces deux œuvres, la critique conradienne ne prise guère An Outcast of the Islands et lui préfère nettement Almayer’s Folly.

Pourtant le roman de 1896 ne le cède en rien sur celui de 1895 : le chronotope Delta est aussi plein dans l’un que dans l’autre, et la polyphonie est aussi historique qu’idéologique dans les deux cas. La question de l’émergence est même nettement plus développée dans An Outcast, au point qu’elle en sature les parties III à V, qui suivent le retour de Lingard.

Mais le dédain critique vient peut-être justement de ce que personne ne sait quoi faire d’une émergence si persistante, de ce tournoiement si éthéré : quelle conclusion en tirer ?

Almayer ne nous aide pas beaucoup : « Where’s the sense of all this ? […] Where’s the good for anybody in all this ? » (Conrad 1896a, p.367).

Willems n’existe que par un acte unique : il est celui « who brought the Arabs here ». C’est non seulement la définition qu’en donne Almayer (Conrad 1896a, p.363), mais c’est également celle que chacun reprend à son compte à propos de celui qui « suggested Willems to » Conrad (Conrad 1919c, p.xlv) : « The only definite statement I could extract from anybody was that it was he who had ‘brought the Arabs into the river’ » (Conrad 1919c, p.xlvi). Il est donc l’agent d’un changement, mais d’un changement qui lui-même n’a pas grand sens : « Look at Abdulla now. He lives here because – he says – here he is away from white men. But he has hundreds of thousands. Has a house in Penang. Ships » (Conrad 1896a, p.364). Les petits sujets changent, mais le Sujet 1 Mercantile reste vivace, avec ou sans Willems.

Seuls les monopoles sont atteints. Willems est celui qui ouvre les colonies à la libre concurrence : Lingard profitait de « his queer monopoly » (Conrad 1896a, p.202), ce qui ne pouvait durer indéfiniment. « The change here had to happen sooner or later » (p.269-270). Autrement dit, Willems rouvre un delta, multiplie les voies du profit en les ramifiant vers les Arabes autant que vers les Britanniques ou les Néerlandais. Willems est l’agent d’une émergence économique : les dés coloniaux sont relancés, et tout redevient possible, la prospérité commune aussi bien que la ruine des uns et/ou des autres. Emblème de cette émergence historique du Kalimantan des années 1870, Willems ne peut lui-même se résoudre. En perpétuelle émergence, il meurt en laissant l’œuvre et l’histoire ouvertes. Trop ouverte sans doute pour que les lecteurs voient encore en Willems un personnage humain : ni « type » balzacien (il ne représente aucune classe, aucun groupe), ni individu crédible (il se traduit trop aisément en termes sémiotico-chronotopiques), il se dilue en pur facteur dans une équation économique datée.