5.4.1 Un roman bornéen

Il n’est pas fait mystère que le « Schooner-yacht Hermit », qui vient déranger tant de projets pour Lingard, « had gone ashore upon some outlying shoals off the coast of Borneo » (Conrad 1920a, p.32).

C’est ce qui explique que Mr. Travers ne se réfère pas au Traité de 1824 quand il veut arguer que la côte où il s’est échoué est sous la protection des Pays-Bas. Ce Traité en effet concerne toutes les îles de l’actuelle Indonésie, excepté Bornéo.

A Bornéo, ce qui existe, c’est une série d’accords spécifiques entre les Pays-Bas et des sultans locaux. Ainsi, quand Mr. Travers affirme que la côte où il se trouve « has been placed under the sole protection of Holland by the Treaty of 1820 », il la situe de facto clairement à Kalimantan 224 , dans une province qui n’est ni Banjarmasin (traité signé en 1817 (Hall 1981, p.566)), ni Pontianak, ni Sambas (traités signés en 1818 (Ibid.)), mais qui n’est pas Berau non plus.

En effet, les premiers « contracten » passés avec le sultan contrôlant cette région, le Sultan de Banjarmasin, datent de 1756 et 1787. Il est vrai que les Néerlandais se retirèrent ensuite de leurs comptoirs bornéens : « Batavia decided that the west coast settlements were ‘useless and intolerable nuisances’, and in 1791 they were abandoned. There was a similar withdrawal from Banjermasin in 1797 » (Hall 1981, p.563). Les Britanniques alors occupèrent ces provinces, surtout après que le dernier bastion néerlandais, le fort de Tatas, eut été évacué à son tour en 1809. C’est ainsi que le 1er octobre 1812 225 un traité libellé en anglais fut signé.

Cependant, les Néerlandais revinrent sur leur décision et reprirent bientôt le contrôle de la région : le 1er janvier 1817 226 un traité libellé en néerlandais réduisait la domination britannique à un « tussenbestuur », à un simple inter-règne.

Ce traité fut renouvelé 13 septembre 1823 227 . Et après la mort de Soleiman le 3 juin 1825, un nouveau contrat fut signé le 4 mai 1826 228 ...

C’est dire que l’année 1820 ne marque rien de particulier à Berau.

Il est vrai que le naturaliste Frederick William Burbidge, qui entend parler de Lingard à Singapour en 1877, situe plutôt son fief dans la province de Kutei, juste au sud de Berau :

‘A morning in the ‘Square’ gives one a tolerably clear insight into the enterprise and trade of Singapore. You hear a good deal about the price of sago or gutta and rice, or about the chartering of steamers or sailing craft, or the freight on home or export goods. You are sure to meet two or three captains of trading steamers. Captain Linguard [sic], perhaps, after one of his trips to the Coti [= Kutei] river [sic] away on the south-east of Borneo, and then you will hear something of the rubber-market, or of the pirates, of whom, perhaps, few men know more than this energetic ‘Rajah Laut’, or ‘Sea King’, as he is called by the natives. (Burbidge 1880, p.19)’

Mais Kutei ne peut pas non plus être le théâtre des événements racontés dans The Rescue, pour cette raison que le sultan de Banjarmasin contrôlait aussi cette province, et qu’elle figure, avec beaucoup d’autres, sur les traités divers. Celui de 1812 par exemple ne laisse aucun doute :

‘His Highness [= Sultan Soleiman] cedes to the hon. E[ast] I[ndia] Comp[any] in every right of sovereign jurisdiction, the Island, fort, town and batteries of Quën and Tatas ; the whole of the Dayac provincies Mandawie, Sampit, Pambœang and Cottaringin (Kottawaringin) with its dependencies Sintang, Lawi, and Jalai, Becompai and the Doosan country, Barau [= Berau], Coti [= Kutei], Passer, Pegattan and Poolo [sic, for Pulau] Laut with all their respective dependencies. (Reproduit in Nagtegaal 1938, p.8)’

Au demeurant, toutes les provinces orientales du Kalimantan sont situées bien trop loin de l’île de Karimata, en vue de laquelle se trouve Lingard dans The Rescue quand on vient l’informer qu’un yacht est en difficulté : « ‘Where’s your vessel ?’ […] ‘I should think about sixty miles from here’ » (Conrad 1920a, p.30).

Or, à 60 milles marins (soit 1 degré) à l’est de Karimata, dans une province cédée aux Néerlandais par un traité signé en 1820, le refuge de Lingard ne peut plus être qu’un no-man’s land fictif situé dans le sud de la province de Sukadana, dans la zone hachurée sur la carte de la page suivante (Figure 1).

Ce qui appelle deux remarques :

  1. La fiction cette fois ne s’encombre plus de références extérieures à son monde possible : le « Darat-es-Salam » de The Rescue est diamétralement opposé au Berau du diptyque.
  2. L’opposition diamétrale n’a cependant de sens que si le « cercle » est défini. Or, si le cercle est ici toujours le Kalimantan, c’est qu’au-delà des différences chronotopiques, au moins un point commun doit subsister.

Notes
224.

Sans compter qu’un voilier « coming from Manila » et « bound for Batavia » (Conrad 1920a, p.34) ne peut guère s’échouer que près des côtes bornéennes.

225.

« Commissaris Hare sloot op 1 Oct. 1812 een nieuw contract, waarbij niet alleen het contract van 1797 [sic] werd vernieuwd, nu uiteraard ten gunste der Engelschen, maar waarin uitdrukkelijk werd vermeld, dat alle landen langs de Zuid-, Zuid-Oost-, Oost- en Noordkust aan het Engelsche Gouvernement werden afgestaan. » (Nagtegaal 1938, p.8). [« Le Commissaire [Alexander] Hare conclut le 1er octobre 1812 un nouveau contrat, par lequel non seulement le contrat de 17[8]7 fut renouvelé, ce qui était déjà un avantage certain pour les Anglais, mais dans lequel il était aussi officiellement mentionné que toutes les provinces le long des côtes sud, sud-est, est et nord étaient placées sous l’autorité du gouvernement britannique. »]

226.

« Na de teruggave van het eiland Borneo door de Engelschen aan het Nederlandsch-Indisch Gouvernement op 1 Januari 1817, werden op 3 Januari daaraanvolgend door den Commissaris J. van Bœkholtz, de met den Sultan van Bandjermasin in 1756, 1787 en 1812 gesloten contracten, thans met het Gouvernement, hernieuwd » (Nagtegaal 1938, p.8-9) [« Après la restitution de l’île de Bornéo par les Anglais au gouvernement des Indes-Néerlandaises le 1erjanvier 1817, il s’ensuivit, le 3 janvier, que les contrats conclus en 1756, 1787 et 1812 furent renouvelés par le Commissaire J. van Bœkholtz entre le sultan de Banjarmasin et le présent Gouvernement.»]

227.

« Op den 13en September [1823] sloot Mr. J. H. Tobias naar aanleiding hiervan [=zijn komst te Bandjermasin] een nieuw contract met Sultan Soleiman » (Ibid., p.10). [« Le 13 septembre [1823] M. J. H. Tobias signa à cette occasion [= sa venue à Banjarmasin], un nouveau contrat avec le sultan Soleiman. »] ; « Dezelfde opvatting heerste nog tœn 1 Januari 1817, na het Engelse tussenbestuur, een nieuw contract met de sœltan van Bandjarmasin gesloten werd door J. van Bœkholtz, met Ampliatie – en Altenatiecontract d. d. 13 September 1823 door Mr J. H. Tobias » (Mees 1935, p.19). [« La même conception dominait toujours lorsque, le 1er janvier 1817, après l’inter-règne anglais, un nouveau contrat fut conclu par J. van Bœkholtz avec le sultan de Banjarmasin, suivi d’un contrat de confirmation – ou de substitution, signé le 13 septembre 1823 par M. J. H. Tobias. »]

228.

« Op 3 Juni 1825 overleed Sultan Soleiman. Met zijn opvolger Sultan Adam sloot [...] op 4 Mei 1826 een nieuw contract » (Nagtegaal 1938, p.10). [« Le 3 juin 1825, Sultan Soleiman mourut. Avec son successeur Sultan Adam, [...]un nouveau contrat  fut signé le 4 mai 1826.»]