5.4.2 Extrapolations conflictuelles

Et de fait, que la question du foreshadowing se pose une fois de plus n’est pas pour surprendre quand le lieu est Bornéo et que le personnage central est Lingard, le futur champion des extrapolations défendables. Le problème consiste plutôt à bien mesurer toute la distance qui sépare The Rescue des romans précédents.

Figure 1 : Divisions au Kalimantan en 1889 Carte dressée d’après les indications du Dr. Theodor Posewitz sur le « Holländisch-Borneo » (Posewitz 1889, pp.2-4)
Figure 1 : Divisions au Kalimantan en 1889 Carte dressée d’après les indications du Dr. Theodor Posewitz sur le « Holländisch-Borneo » (Posewitz 1889, pp.2-4)

Lingard tout d’abord intervient dans les troubles de Boni (au Sulawesi) bien au-delà du simple sauvetage de « Rajah Hassim and his sister, Mas Immada » (Conrad 1920a, p.87), et cela, sans vraiment le décider : « That adventurer had only a confused notion of being on the threshold of a big adventure. There was something to be done, and he felt he would have to do it. It was expected of him. The seas expected it ; the land expected it. Men also » (Ibid., p.87) ; « ‘I took these people off when they were in their last ditch. That means something. I ought not to have meddled and it would have been all over in a few hours. I must have meant something when I interfered, whether I knew it or not. I meant it then – and did not know it.’ » (Ibid., p.102).

Or, loin de se cabrer devant ce « playful fate » (Ibid., p.88), Lingard l’accepte si bien qu’il finit par croire l’avoir maîtrisé : « ‘Nothing can go wrong as far as I can see’, argued Lingard [to Jörgenson] » ; « I tell you I’ve fixed it so that nothing can go wrong » (Conrad 1920a, p.103). La précaution du « as far as I can see » ne se maintient donc pas trois lignes avant que la superbe du « I’ve fixed it » ne prenne le dessus. Il ne peut que s’ensuivre une inflation de l’auto-satisfaction : « The thing simply can’t fail. I’ve calculated every move. I’ve guarded against everything. I am no fool » (Conrad 1920a, p.104) ; « I’ve foreseen every single thing. Trust me ! » (Ibid., p.105).

Mais chez Conrad, ce sont là les formules types qui annoncent les catastrophes. Car, si l’extrapolation raisonnée n’est jamais condamnée ou moquée, s’il est justifié par exemple de prévoir une « unavoidable defeat » (Conrad 1920a, p.3) de ces hommes qui combattent « against the Portuguese, the Spaniards, the Dutch and the English » (Ibid.) et d’escompter que « To-morrow the advancing civilization will obliterate the marks of a long struggle in the accomplishment of its inevitable victory » (Ibid.), on sait aussi combien l’attention à tous les paramètres est nécessaire pour ne pas se fourvoyer. Or, le délire mégalomaniaque de Lingard ne peut qu’échouer à intégrer de tels paramètres. C’est sur ceux qui ont « tout prévu » que tombe l’imprévu.

Ces extrapolations irraisonnées ont été définies supra comme foreshadowing, quand l’ombre d’un avenir déjà dressé se projette sur le chemin qui doit y mener. Ce foreshadowing reçoit un nom dans The Rescue : c’est une « intoxication ». « For two years, Lingard […] had lived in the long intoxication of slowly preparing success. No thought of failure had crossed his mind » (Conrad 1920a, p.106).

C’est à cela que se reconnaissent les « intoxications » : la raison toujours envisagerait les obstacles et préparerait un plan B pour pallier l’éventuel échec du plan A ; le foreshadowing n’envisage rien, ne prépare rien, puisque l’ombre prouve l’existence de l’avenir qui la projette : il néglige les données les plus patentes.

Ainsi, Lingard, en posant à « that adventurer » (Conrad 1920a, p.87), oublie qu’il est d’abord marin.

‘Lingard, unconscious of everything and everybody, contemplated the sea. He had grown on it, he had lived with it ; it had enticed him away from home ; on it his thoughts had expanded and his hand had found work to do. It had suggested endeavour, it had made him owner and commander of the finest brig afloat. (Conrad 1920a, p.127) ’

The Rescue dit de lui ce que Chance disait déjà de Marlow : « The sea is the sailor’s true element, and Marlow, lingering on shore, was to me an object of incredulous commiseration » (Conrad 1913a, p.34). Le roman envisage l’homophonie : Lingard / lingered.

Car ce que la qualité première de Lingard permettrait surtout d’extrapoler, c’est que, si le Code de Conduite du marin est convoqué un jour, Lingard s’y conformera d’instinct. Son « aventure » terrestre et son implication dans les intrigues politiques d’un minuscule raj sulawesien, qui ne s’appuie en rien sur sa qualité fondamentale, qui au contraire la narcotise, ne pourra donc aboutir que si le marin en lui n’est jamais réveillé.

C’est en marin que Lingard accédera au Berau, c’est en « Rajah Laut » qu’il y règnera 229 . Ses extrapolations alors garderont quelque chose de rationnel, et l’échec ne se profilera qu’assez tard. Mais ici, sur cette autre embouchure (sans delta : « There was in its [= the coast] sombre dullness a clearly defined opening, as if a small piece had been cut out with a sharp knife. […] ‘This is the entrance to the place where we are going’ » (Conrad 1920a, p.57)) qui ne lui est qu’un refuge temporaire 230 , Lingard oublie qui il est et se place à la merci de la « malchance » d’un accident en mer (« but accident, ill-luck, accursed folly, had tricked him out of the success of his plan » (Conrad 1920a, p.211) ; « No. I am not a lucky man » (Ibid., p.329)), auquel il ne pourra que donner priorité : « I must go to the rescue of those people » (Ibid., p.37).

Bien sûr, il se fait croire qu’il n’intervient que pour protéger le secret de ses desseins. Mais en réalité le marin en lui lui fait oublier Hassim et Immada. « It had occurred to him that for the first time in two years or more he had forgotten, utterly forgotten, these people’s existence » (Conrad 1920a, p.135).

Nous sommes donc en présence d’une double ligne temporelle, aux extrapolations incompatibles.

Fût-il resté pleinement marin, Lingard en effet n’aurait pas considéré l’échouage d’un yacht comme un véritable imprévu, tant ces accidents font partie de la vie en mer. Il aurait vu la chose comme faisant partie intégrante de la ligne temporelle qu’il aurait été en train de suivre, et il aurait porté secours à l’équipage avec l’empressement dont il fait preuve dans The Rescue, mais sans se poser de cas de conscience : « I won’t let inoffensive people – and a woman, too – come to harm if I can help it » (Conrad 1920a, p.39).

N’eût-il jamais été marin, fût-il un authentique aventurier familier des « matters of high policy and of local politics » (Conrad 1920a, p.273), il ne se serait pas laissé importuner par le yacht étranger. Il aurait mis à exécution la menace qu’il profère à Carter : « I won’t let the end of an undertaking go by the board while there is a chance to hold on […]. I would as soon shoot you where you stand as let you go to raise an alarm all over this sea about your confounded yacht » (Conrad 1920a, p.39). Il n’aurait pas dévié de sa ligne temporelle intrigante.

L’extrapolation marine n’eût donc pas été fautive chez un pur marin. L’extrapolation aventurière n’eût pas été fautive chez un mercenaire des jungles asiatiques. Mais qu’un marin se fasse mercenaire sans renoncer à être marin, voilà le vrai problème : en changeant de ligne temporelle en cours d’action, on ne peut qu’en interrompre ou en briser au moins une.

Car, contrairement à ce que Lingard se fait croire, on ne peut concilier ces deux lignes. On ne peut à la fois sauver la vie des « inoffensive people » du yacht et maintenir « I have other lives to consider » (Conrad 1920a, p.39). Il faudra choisir.

On pourrait interpréter ce dilemme et ces bifurcations comme le résultat d’un conflit entre deux codes de conduite : celui du marin, qui impose le secours en mer, contre celui du Blanc, qui impose le respect à la parole donnée. « You are a white man and you can have only one word » (Conrad 1920a, p.333). Car, que ce soit Jaffir qui présente les choses ainsi ne change rien : Lingard comptait bien tenir sa parole à l’égard de Hassim et d’Immada (« I have other lives to consider – and friends – and promises » (Conrad 1920a, p.39)).

Mais il faut bien voir que Lingard, en prenant fait et cause pour Hassim, transgresse le code du Blanc : il est de ceux qui « were lost in the common crowd of seamen-traders of the Archipelago, and if they emerged from their obscurity it was only to be condemned as law-breakers. Their lives were thrown away for a cause that had no right to exist in the face of an irresistible and orderly progress » (Conrad 1920a, p.4). Le « progrès » en effet demande des Blancs qu’ils n’interviennent dans un conflit local que pour défendre leurs propres intérêts, ou pour les établir (quand ils ne prennent pas d’autorité le contrôle d’un territoire en supplantant sultans, rajahs ou chefs locaux et en se couronnant eux-mêmes, comme le fit James Brooke). Ainsi, les collègues de Lingard, quand il commence à nouer des relations avec un Hassim alors toujours règnant, ne pensent-ils pas au-delà de la logique mercantile : « A little professional jealousy was unavoidable, Wajo, on account of its chronic state of disturbance, being closed to the white traders » (Ibid., p.78).

Or, cette logique aurait dû pousser Lingard à s’associer avec les nouveaux maîtres de Wajo, avec ce « strong party formed to oppose » Hassim (Conrad 1920a, p.82) au lieu d’embrasser la cause perdue (« a lost cause » (Ibid.)) de Hassim. A moins que l’appartenance au camp des Blancs ne le pousse à sauver le yacht occidental Hermit au mépris de tout le reste : « I am a white man inside and out ; I won’t let inoffensive people – and a woman, too – come to harm if I can help it » (Conrad 1920a, p.39).

Le code du marin et le code du Blanc se rejoignent donc, et devraient concourir à convaincre Lingard d’abandonner Hassim et Immada à leur sort.

Car à supposer que le Blanc se préoccupât plus de charité que de commerce, cela expliquerait que Lingard eût sauvé Hassim et Immada d’une mort certaine, comme Hassim avait auparavant sauvé sa vie (voir part II, chapitre 2, pp.71-72). Cela ne justifierait pas qu’il prît les armes pour les rétablir sur le trône.

De même si Lingard adopte le code chevaleresque. Il peut alors tenter de sauver une femme condamnée à mort pour avoir, comme Carmen, jeté « a red blossom at [a French skipper] from within a doorway » (Conrad 1920a, p.20) ; il peut rejouer à cette occasion le siège de Troie, comme « them old-time Greeks fighting for ten years about some woman » (Ibid., p.22) ; mais il n’a pas à aller au-delà :

‘a boat’s crew from the Frenchman’s ship found the girl lying dead on the beach. That put an end to our plans. She was out of her trouble anyhow, and no reasonable man will fight for a dead woman. I was never vengeful, Shaw, and – after all – she didn’t throw that flower at me (Conrad 1920a, p.21).’

Aussi les Blancs peuvent-ils comprendre que Lingard ait volé au secours d’Immada : « If she is a princess, then this man is a knight » (Conrad 1920a, p.142). Mais là peut s’arrêter à leurs yeux l’acte chevaleresque, et aller plus loin serait tirer ce « descendant of the immortal hidalgo errant upon the sea » (Ibid.) tout droit vers Don Quixotte. Peu importe à d’Alcacer, qui voit tout le parti qu’il peut tirer pour sa propre sécurité d’une intervention de la Femme, Edith Travers, auprès de Lingard ; mais aucun des codes connus (marin, Blanc, chrétien, chevaleresque, gentleman-like (qui ferait tenir les paroles données… à Edith Travers aussi bien qu’à Hassim 231 )) n’explique l’entreprise de Lingard après avoir sauvé Hassim et Immada.

Nous ne sommes donc pas revenus à la problématique du Nigger of the ‘Narcissus’, malgré la proximité des dates de conception des deux romans (1896-1897). The Rescue a pris une tout autre voie que celle d’un affrontement entre codes marin et chrétien ; une voie où certains codes de conduite se laissent influencer par une présence féminine, où « the point of honour and the point of passion » (Conrad 1920a, Part V) se mêlent, et où d’autres codes sont transgressés sans que le protagoniste songe un instant à s’interroger.

C’est que les codes ici ne pèsent pas, et que les mouvements sont tout entiers régis par les lois de l’inertie, celles qui prévoient pour tout solide une trajectoire en ligne droite si aucune force ne les détourne… et si certaines de ces lignes ne viennent pas à se croiser : Lingard dans The Rescue est devenu ce héros moderne « qu’illustrent des exploits dérisoires dans une situation d’égarement » (Lacan 1953, p.242 & 1955c, p.17).

Notes
229.

Laut en malais, c’est « la mer ».

230.

« Darat-es-Salam, the ‘Shore of Refuge’ » (Ibid., p.92) ; « The Shore of Refuge » (pp.63 et passim) ; « the Land of Refuge » (p.115).

231.

« I know what a gentleman would do. […] Wouldn’t he keep his word wherever given? Well, I am going to do that. Not a hair of your head shall be touched as long as I live » (Conrad 1920a, p.164).